HILL OF FREEDOM, le délicieux mille-feuilles de Hong Sangsoo

Un récit épistolaire qui s’éparpille, des feuilles volantes en guise de scènes triées sur le volet, malgré les apparences rien n’est laissé au hasard dans le dernier Hong Sangsoo. Hill of Freedom, film court et ludique, ne s’en vante pas mais il s’agit là d’un des plus beaux de son auteur.


Seo Young-hwa dans HILL OF FREEDOMDans un entretien accordé à Positif en avril 2003, Takeshi Kitano imaginait l’avenir de son cinéma : « Je tournerai mes films en numérotant les scènes, puis je mettrai les numéros dans un chapeau et je ferai le montage dans l’ordre dans leur sortie ». Même si deux ans plus tard Takeshis’ s’approche d’une telle expérimentation, Kitano n’a jamais finalisé un tel projet. Finalement, Hong Sangsoo l’a fait à sa place. A une différence près puisque dans Hill of Freedom, il délègue la main joueuse à l’un de ses personnages. De retour à Séoul, Kwon récupère les lettres qu’un homme lui a laissées, avant de les disperser maladroitement sur les marches d’un escalier. Une fois assise dans un café pour lire les lire, des scènes en flashbacks associées à chacune des lettres se lancent alors dans le désordre.

Débute l’histoire d’une désintoxication sentimentale pour l’expéditeur des lettres, Mori, jeune japonais de passage en Corée pour retrouver Kwon, mais qui trouvant porte close se met petit à petit à l’oublier. C’est la trame que l’on devine, celle qui répond au travail du temps. Le film, lui, raconte autre chose. Kwon ayant gardé une poignée de lettres intactes, elle ne se retrouve pas à face à un récit absolument déconstruit. Des pans du séjour de Mori à Séoul se lacent encore chronologiquement. L’amour que ressent Mori pour Kwon s’étiole, puis il réapparait ça et là. Le récit est tissé de contradictions, le temps cherche à accomplir son devoir, mais des éléments déplacés dérangent discrètement l’ordonnancement.

 

Libéré du temps, du mouvement, Hill of Freedom s’apprécie comme un bloc figé de sentiments

Dans plusieurs des flashbacks entremêlés, Mori tient dans la main sa lecture du moment. C’est un essai sur la relativité du temps qui suppose que seuls les corps existent, et que le temps est un cadre mental qui les enferme et les piège. «Cadre» en anglais, la langue dans laquelle s’exprime Mori, se dit «frame», un terme qui signifie aussi «photogramme». Or, à l’inverse du plan, le photogramme au cinéma n’est pas régi par le temps. Mais leur enchainement crée le mensonge. Les 24 «cadres mentaux» qui se succèdent à chaque nouvelle seconde et composent Hill of Freedom sont autant d’obstacles à la liberté des corps et des sentiments qui les emplissent. Le temps n’est plus seulement l’ennemi de la vérité dans la diégèse du film de Hong Sangsoo, l’œuvre elle-même en tant que défilement cinématographique en est un ; plus que jamais s’entend. L’écoulement du temps n’est donc plus une mesure fiable pour jauger des sentiments de Kwon, de Mori, mais il devient même un frein pour le spectateur, pourtant éduqué à concevoir l’intrigue sentimentale comme dépendante d’un cheminement quel qu’il soit. Gravir ou redescendre une montagne ? Hill of Freedom (La colline de la liberté) fait ainsi poindre l’ironie dès son titre – troquons-le contre Wheel of Freedom (la roue de la liberté) – le film n’invitant en réalité ni ses personnages ni ceux qui les regardent à entreprendre la marche. Libéré du temps, du mouvement, il s’apprécie comme un bloc figé de sentiments, faussement passés ou présents, faussement dispersés, à recevoir désormais comme un tout.

Moon So-Ri et Ryo Kase dans HILL OF FREEDOMMori, inspiré par la lecture de son essai philosophique sur le temps, au point de s’approprier au cours d’une réplique le propos de l’auteur, est contraint de composer continuellement avec des interlocuteurs obsédés par des notions terre-à-terre qui ne l’intéressent plus. « J’ai besoin d’avoir quelqu’un dans ma vie » soupire Yongsun, la tenancière du café qui donne son nom au film. L’amour de l’autre compte aussi aux yeux de Mori, mais le «besoin» n’est pas conforme à sa vision du monde. Plus tard, un homme s’étonne d’un manque le concernant : « Vous n’avez pas de travail ? » ricane-t-il, mais Mori est le plus surpris des deux, désolé que son interlocuteur y prête tant d’importance. Aux abords de sa chambre d’hôte, Mori croise sans cesse des personnages qui aiment à réduire les autres à leur propre vision des choses, rassurante, prémâchée.

Mori n’est décidément pas à sa place ici. Pas en Corée, mais dans cette vie, trop étriquée pour lui. Au sein d’un même dialogue, on apprend coup sur coup le nom du chien de Yongsun («Gumi» qui se traduit par «rêve / dream») et celui du livre qui passionne tant Mori («Time»). Le rebond de l’un à l’autre convoque le cinéma de Kim Ki-Duk, en tant qu’auteur de Dream et de Time en 2006 et 2008, qui ne sont autres que les deux films pour lesquels le cinéaste s’amuse avec la notion de paradoxe temporel. C’est ce à quoi aspire spirituellement Mori, et c’est ce que lui offre Kwon : quand elle attrape son corps et la balade d’une ligne de temps à une autre selon l’ordre de lecture aléatoire de ses lettres, Mori connaît enfin plusieurs vies.

Le film est un mille-feuilles et l’on dénombre même différentes interprétions face à l’épilogue, mais reste un sentiment unique, et un souvenir précis de Hill of Freedom ; car à l’image de l’œuvre que façonne Hong Sangsoo depuis près de vingt ans, le réseau tentaculaire voire fluctuant s’y efface au profit d’un bloc lisse, régulier, sans faute.


HILL OF FREEDOM (Jayuui Eondeok, Corée du sud, 2014), un film de Hong Sansoo, avec Ryo Kase, Moon So-Ri, Seo Young-Hwa, Kim Eui-Sung. Durée : 66 min. Sortie en France le 13 mai 2015.

Hendy Bicaise
Hendy Bicaise

Cogère Accreds.fr - écris pour Études, Trois Couleurs, Pop Corn magazine, Slate - supporte Sainté - idolâtre Shyamalan

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