Eric Vuillard : « Dans MATEO FALCONE, la parole est un coup de fouet »
Adapté de Prosper Mérimée, Mateo Falcone raconte la traque d’un enfant par un soldat après qu’il a caché un fugitif. Présenté à Angers et Turin en 2008, le premier long-métrage d’Eric Vuillard sort enfin en salles. La récente parution de son roman Tristesse de la terre, évocation à la fois ludique et terrassante de Buffalo Bill, l’accompagne idéalement. C’était écrit, cet automne devait être celui d’Eric Vuillard, formidable conteur d’histoires. Qui le démontre une nouvelle fois quand il s’agit de répondre à nos questions.
Quand on adapte une nouvelle pour le cinéma, le fait d’être soi-même écrivain… Est-ce un bienfait ? Ou plutôt une contrainte ?
Je crois que parfois la fidélité peut-être une contrainte salutaire. Il y a de grands livres, adaptés fidèlement et qui font de grands films. Je pense à deux adaptations de Melville, Le silence de la mer et Léon Morin, prêtre. Pour un écrivain, cela peut libérer d’une étape un peu curieuse, le scénario, qui n’est pas un texte littéraire à proprement parler et qui n’est pas encore le film. Et puis on a envie de donner une autre forme de vie à des livres que l’on a aimés.
C’est le cas, ici. De la nouvelle de Mérimée, vous semblez avoir coupé le gras et n’avoir gardé que l’os. Ce n’était pas forcément l’idée que l’on se fait d’une adaptation réalisée par un cinéaste qui est aussi écrivain. D’où vous est venu ce désir d’épure ?
La nouvelle de Mérimée est déjà sèche, concise, mais elle est écrite du côté du père, et l’auteur s’appuie sur une Corse folklorisée qu’il invente de toutes pièces. Je voulais que le film soit du côté du fils, du côté de l’intime, du secret. Un enfant subit la violence des hommes et ne comprend pas ce qui lui arrive. Et puis les hommes eux-mêmes sont perdus, ils errent ; le monde est trop grand pour eux.
Quand on entend la première réplique du film, c’est un peu comme lorsque résonnent les premières paroles d’une chanson de rock après une longue intro (chez Led Zeppelin, par exemple). Est-ce que le film, dans sa construction, son ton, a quelque chose de musical pour vous ?
Oui, la première réplique sonne presque comme une langue étrangère, alors qu’il s’agit de quelque chose de très simple, une réplique banale. La parole humaine est un coup de fouet. Cela lui rend peut-être un peu de sa force étrange. Votre comparaison avec la chanson me paraît très juste, je n’y avais pas songé. Le film est composé sur des rythmes qui se sont imposés aussitôt, dès le début du montage, avec des sortes de couplets et de refrains. Il me semble que cela lui donne un ton mélancolique, qui accompagne à la fois le destin tragique de l’enfant et la vie rude et mutique des hommes.
En exagérant à peine, les premiers mots arrivent presque à la moitié du film… Mateo Falcone aurait-il pu être intégralement muet ?
En tous les cas, je ne souhaitais pas que le film soit muet par principe. Et puis, j’aime ces mots qui arrivent au milieu de rien comme ces hommes perdus dans le paysage. Ce sont des mots minuscules, de petites éclisses de signification au milieu de la tempête.
Plus encore qu’à ceux de westerns, les paysages tels que vous les filmez m’ont fait penser à Rêves de Kurosawa ou à Van Gogh de Pialat. Quelque chose d’éminemment pictural, donc. Etait-ce votre intention ?
J’ai connu la peinture enfant, avant le cinéma, grâce à de tout petits bouquins « Le grand art en livre de poche », qui étaient dans la bibliothèque de mes parents. Je les feuilletais et cela me fascinait, les visages des Buveurs de Vélasquez par exemple, avec leurs moustaches de paysans, quelque chose de cru et de tellement beau en même temps. Cette manière que la peinture peut avoir de magnifier et de dire le vrai. Si j’ai eu une intention, un regard tourné vers la peinture, cela s’est bien sûr manifesté au tournage, mais aussi à l’étalonnage. En principe, l’étalonnage d’un film en 35 mm dure peu de temps, c’est juste une opération de maquillage, si l’on veut. A rebours de cette habitude, j’ai proposé au laboratoire d’étalonner plan par plan. Dominique Fougera, l’étalonneur, a accepté et nous avons travaillé quatre mois.
Hugo de Lipowski (l’enfant) et Thierry Levaret (l’homme qui le traque) se ressemblent, physiquement… D’autant plus quand leurs visages se confondent dans un fondu enchainé. De quoi laisse germer l’idée, un instant, que le soldat pourrait être l’enfant revenu du futur. Quand on connait l’histoire de Mateo Falcone, on sait que ce n’est pas le cas. Mais cela reste troublant, comme si vous offriez un avenir à cet enfant bientôt décédé…
Au casting, j’ai cherché à éviter toute identification massive à un personnage, il fallait que cela fluctue ; aucun des adultes n’est entièrement sympathique. Par exemple, si le fugitif l’avait été, le centre de gravité du film se serait déplacé. Quant au chef des soldats, Thierry Levaret, il n’est pas antipathique, comme son personnage le laisserait prévoir. Je l’ai voulu ambigu, sensible et en même temps cruel, avec un passé que l’on ignore mais que l’on ressent. C’est peut-être pour cela que vous le rapprochez de l’enfant. Il était important pour moi qu’il y ait des dissonances, que personne ne puisse être du bon côté, ni le fugitif, ni les soldats, ni le père, ni la mère. L’enfant est isolé, vulnérable. Seul le monde, la nature, est peut-être de son côté, mais personne d’autre. Ainsi, les personnages de cette chasse à l’homme qui converge vers l’enfant ne sont ni bons ni mauvais. Ce sont à la fois des figures de cauchemar – le mauvais rêve de l’enfant -, et de simples mercenaires sans doute, une petite bande armée lancée à la poursuite d’un pauvre bougre qui ne vaut pas mieux qu’eux, dans un paysage où seule la violence peut un instant rompre le cours de la désolation qui les mine, mais où ils semblent avoir été abandonnés des dieux.
MATEO FALCONE (France, 2008), un film d’Eric Vuillard. Avec Hugo de Lipowski, Thierry Levaret, Hiam Abbass, Patrick Le Mauff. Durée : 65 minutes. Sortie en France : 26 novembre 2014.