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Dans un lycée slovène d’élite, une élève se suicide peu de temps après avoir été humiliée par un professeur tout juste entré en poste. Les collègues adultes de ce dernier y voient une coïncidence malheureuse, les jeunes camarades de la défunte une culpabilité incontestable. S’en suit une escalade haineuse entre les deux camps, que L’ennemi de la classe observe avec beaucoup d’acuité et de talent.
Entre professeurs et élèves, et surtout au niveau d’exigence intellectuelle de l’établissement où se déroule le film, une telle guerre ne peut être que mentale, faite de pression et d’humiliation, sans recours à la force et à l’agression physique. C’est le premier point sur lequel le réalisateur Rok Bicek fait preuve d’une grande clairvoyance dans le traitement de son sujet. Les seuls gestes physiques sont le fait du concierge de l’école, qui passe silencieusement nettoyer après coup les traces des actes d’intimidation des uns et des autres. Pour ces derniers, vaincre passe par la parole, au besoin soutenue par les regards. Cela tombe bien : le cinéma est une affaire de regard, ses échanges, ses directions, ses sous-entendus. L’ennemi de la classe suit les regards, construit son découpage et sa dramaturgie autour d’eux. Bicek ne se contente pas de filmer ses séquences, il nous détaille à l’intérieur de celles-ci qui observe, qui est scruté, les angles de vue transformés en lignes de mire ou lignes de front. Ainsi, même si la tension omniprésente dans l’atmosphère de l’école n’éclate jamais en un orage déchaîné, la mise en scène nous la rend palpable, aussi lourde que dans les derniers instants précédant une tempête.
Sur le fond des choses, l’affrontement entre les deux factions paraît tout d’abord limpide. Les rails de la narration nous rattachent au point de vue des élèves : présents à l’écran avant leur professeur remplaçant d’allemand, humains quand ce dernier n’apparaît que comme intransigeant et antipathique. La situation se brouille singulièrement lorsque le suicide de leur amie révèle le mauvais côté des lycéens. Ils atteignent le point Godwin en un temps record (professeur d’allemand + comportement rigide et méthodes autoritaires = Nazi) et leur traitement au premier degré, sans recul, de cette conclusion ainsi que d’autres « vérités » qu’ils tiennent pour acquises les transforment en une milice, aussi menaçante et obtuse que l’ennemi qu’ils dénoncent. Par ricochets successifs l’ambiguïté ne cesse de croître au sein du film, car la réponse des adultes sera à son tour mauvaise – ignorant les problèmes réels soulevés par les élèves, sur le stress, la compétition à outrance, la déshumanisation –, et ainsi de suite. Cette guerre de la parole et des symboles devient une guerre de tranchées, chaque groupe campant sur ses positions et restant sourd aux demandes et annonces de l’autre.
Au milieu de ce pourrissement qui ronge tout, un sentiment inaltéré subsiste, et gagne même en force à mesure que le récit avance. Personne dans l’école ne se remet du drame mieux que les autres, la seule chose qui sépare adultes et adolescents est leur manière de faire face à leur mal-être. Les premiers veulent essayer d’oublier ; les seconds s’accrochent à tout prix au souvenir de la défunte. Leur conflit est exactement de même nature que celui au cœur de la première saison de la magnifique série The Leftovers, entre la secte des « Guilty Remnant » et le reste des personnages. De l’Amérique à l’Europe de l’Est, la perte soudaine et le deuil qui suit ouvrent les mêmes plaies, attisent les mêmes emportements mauvais ; mettent à nu le pire de nous-mêmes. Rien ne peut évidemment être solutionné dans ces conditions, de cette manière. Si on se laisse happer, la mort engendre la mort, la communauté entière s’effrite et se désagrège. C’est spectaculaire, mais ça va dans le mur. Pour éviter cela il faut avoir la force d’arrêter les frais, et de se résoudre à endurer le chagrin, le vide. L’ennemi de la classe le raconte très bien, et marque autant par le reflux de sa dernière partie, vers un apaisement triste, que par l’engrenage redoutable qui le précédait.
L’ENNEMI DE LA CLASSE (Class enemy, Slovénie, 2013), un film de Rok Bicek, avec Igor Samobor, Natasa Barbara Gracner, Tjasa Zeleznik. Durée : 112 minutes. Sortie en France indéterminée.