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Frank a beau être le héros du film et lui donner son titre, ce n’est pas le personnage principal. Le personnage principal, c’est Jon, un loser. Le film joue de ce paradoxe et s’amuse avec le spectateur, sa confiance, sa capacité de discernement. Alors, si tout se passe bien, Frank peut donner la grosse tête. Une sensation plutôt agréable.
L’idée la plus judicieuse de Frank est d’adopter sans réserve le point de vue d’un personnage qu’il n’estime pas. Intellectuellement, le film se positionne à l’opposé de l’esprit et de l’ambition de Jon, le protagoniste de l’histoire. Il faut du temps pour s’en rendre compte, et surtout pour s’en persuader. Souhaite-on vraiment nous faire aimer ce grand dadais ? Est-on seul à le trouver insipide ? A-t-on le droit de lui préférer les personnages secondaires, moins aimables mais nettement plus admirables ? Le yoyo est incessant. Les interrogations se décuplent à mesure que le réalisateur Lenny Abrahamson laisse son (anti ?) héros gangrener son propre film, comme il gangrène ses petits camarades. En l’occurrence, ce sont les membres d’un groupe de rock underground, les Soronprfbs (même eux ne savent pas le prononcer leur nom). Au début du film, Jon remplace au pied-levé leur claviériste. Une bagarre éclate, le concert s’arrête au bout de trente secondes. Bien qu’il n’ait toujours pas joué une note, Jon intègre pourtant le groupe à la demande de Frank, le leader charismatique.
Frank est d’ailleurs le vrai héros du film, mais il faut s’en convaincre là encore, se le répéter puis attendre la dernière et bouleversante séquence pour ne jamais l’oublier. Compositeur et chanteur des Soronprfbs, personnalité étrange et introvertie, Frank se démarque aussi du fait qu’il porte en permanence une tête géante en papier mâché par-dessus la sienne. Visiblement torturé, il aspire néanmoins à plus de normalité, et la rencontre du brave Jon l’aide en cela. C’est pour cette raison que le petit nouveau n’est pas viré des Soronprfbs malgré la faiblesse de son apport musical ; ça et aussi le fait qu’il offre toutes ses économies au groupe pour tenter d’enregistrer un album, une année durant, dans une maison au fond des bois. Le petit nouveau qui donne de sa poche pour garder sa place dans la bande, ce devrait être pathétique, mais l’aveuglement égotique dont il fait preuve annule tout empathie. L’assurance du personnage est un admirable piège tendu par Lenny Abrahamson : Jon semble tellement sûr de lui que le spectateur suppose qu’il va finir par briller, nourri par l’énergie de ses collègues, qu’il viendra leur apporter en retour le son simple, efficace, mais beau, dont ils ont besoin. Dans un film normal, ce serait le cheminement attendu et avéré. Mais Frank n’est pas un film normal.
Lenny Abrahamson a un temps d’avance sur ses confrères. Quand il fait apparaitre à l’écran les tweets de Jon, lui le fait avec ironie. (Favreau, en cela un «Jon» typique, en est rétrospectivement ridiculisé). Selon qu’il décèle le cynisme du film d’emblée ou sur le tard, le spectateur peut ainsi se gausser de ces excroissance formelles qui empoisonnent le film : tweets, liens YouTube, photos Instagram postés par Jon s’affichent sans retenue à l’écran. Un détail permet de s’assurer qu’Abrahamson feint seulement de découvrir avec candeur le web 2.0 au point de se laisser aller à cette orgie visuelle. Lorsque Jon inscrit le groupe au festival South by SouthWest au Texas, c’est le compteur de leur chaîne YouTube qui lui en donne l’impulsion : 28 000 vues. Pas génial. Le spectateur le sait, le film ne semble pas s’en rendre compte. Il faut patienter, mais Abrahamson prouvera qu’il était de votre côté une nouvelle fois, pas de celui de Jon. Frank est plaisant en cela, parce qu’il flatte l’égo. Et pourtant pas un égo surdimensionné, seulement celui de ceux qui savent qu’en termes d’inspiration musicale Prince vaut plus que Princess Erika, par exemple. C’est tout.
Pour autant, Lenny Abrahamson n’est pas du genre à délaisser froidement une frange du public. Tout le monde ne verra pas Jon du même œil. Certains pourraient aisément supposer qu’il joue le rôle d’un ange gardien, venu aider le groupe à trouver sa voie. L’autre perception de l’intrigue consistant à le voir les diriger dans la mauvaise direction, mais tellement loin dans la mauvaise direction qu’il leur fait presque accomplir un tour complet sur eux-même, à 360 degrés. Ce qui revient à les avoir fait se déplacer de quelques pas sur le côté seulement, mais juste ce qu’il leur fallait. Alors, quand Frank vole une scène à The Big Lebowski – il n’est d’ailleurs ni le premier ni le dernier à le faire – moins qu’un hommage aux frères Coen, on y décèle un nouvel indice. Le point commun entre Frank et The Big Lebowski ? Leur héros, anti-héros c’est selon, est capable d’accomplir de grandes choses mais, s’il y parvient, il le doit moins à une quelconque expertise qu’à la baraka. Et si jamais Lenny Abrahamson s’avérait lui-même un escroc magnifique comme son personnage, qu’importe, car Frank est une réussite, irrévocable.
FRANK (Grande-Bretagne, 2014), un film de Lenny Abrahamson, avec Domhnall Gleeson, Michael Fassbender, Maggie Gyllenhaal, Scoot McNairy. Durée : 95 minutes. Sortie en France le 4 février 2015.