Et si l’un des grands films de l’année était caché dans une petite section de la Berlinale ?

Dans la section Biennale College, le workshop de la Mostra sponsorisé par Gucci, se cache un film américain formidable, repris à la Berlinale 2015. Sobrement intitulé H., il fait décidément tout pour ne pas être trouvé. Le plaisir qu’il suscite est d’autant plus grand, aussi parce qu’il fait surgir au détour de deux portraits intimistes des images éblouissantes et indélébiles.

 

H. pour Helen. Deux Helen habitent à Troy dans l’état de New York mais elles ne se connaissent pas. L’une est une jeune artiste, dont le compagnon est aussi son binôme. L’autre, plus âgée, vit avec un homme qui ne la supporte plus. Mais les deux femmes ont quelqu’un d’autre dans leur vie : la première Helen porte un enfant invisible, dont les docteurs nient l’existence alors qu’elle le voit s’ébattre sous sa peau ; la seconde Helen n’a pas enfanté mais elle est mère, mère d’une «reborn doll», ces poupées de nourrisson ultra-réalistes que leurs propriétaires chérissent comme des êtres vivants.

Robin Bartlett dans H.

 

Les deux réalisateurs, scénaristes et monteurs, Rania Attieh et Daniel Garcia, n’ont pas situé leur double portrait enchâssé par hasard dans la ville de Troy ; même s’il s’agit de Troy dans l‘Etat de New York et non de Troie, la cité légendaire chère à Homère. Les auteurs racontent une histoire de notre temps, une histoire réaliste, parasitée ça et là par des images extraordinaires, comme celle d’une tête décapitée de statue grecque qui traverse le film à rythme régulier. Ceci permet au tandem de légitimer et de masquer à la fois la teneur surnaturelle de leur film. L’écrin réaliste d’une ville américaine d’aujourd’hui, avec ses voitures et ses supérettes, pousse le spectateur mais plus encore ses personnages à questionner au moins un temps les éléments troublants apparaissant sous leurs yeux. A-t-on vraiment vu la vis d’un réfrigérateur s’élever dans les airs l’espace d’une seconde ? Pourquoi cette femme colle-t-elle ainsi son visage contre la façade d’un immeuble ? H. dévoile calmement ces détails incongrus, constitutifs d’une nature fabuleuse qui finira par dévorer sa première apparence de récit tragicomique naturaliste.

Pour préparer ce leurre, Attieh et Garcia convoquent un épisode précis de la mythologie, celui du cheval de Troie. H. retient tant que possible les éléments d’un cinéma de l’incroyable avant de les déverser en nombre à mesure que s’ouvrent les chapitres de son récit. Ils se répandent alors tels Ulysse et les siens quittant leur cachette pour investir l’espace conquis. Dans cette perspective beaucoup de spectateurs s’identifient toutefois à Cassandre, assurée de l’assaut à venir des soldats, eux aussi ayant flairé la manigance depuis longtemps. Ils ne ressentent aucun trouble quand le film bascule du fantastique (le doute autorisé) vers le surnaturel (l’impossible avéré). Mais qu’importe, car cette parabole du cheval enceint, Attieh et Garcia ne l’utilisent pas en premier lieu pour jouer sur la réelle teneur de leur histoire. Il s’agit plutôt d’en extraire la notion de tromperie pour voir à quel point elle ronge ses Helen. Les symboles surgissent un peu partout : c’est la gestation incertaine qui bouleverse les deux femmes ; c’est ce cheval de bois que la mère de la poupée reborn lui achète ; c’est Hélène de Troie à qui renvoie le prénom des deux Helen. Non sans ironie tant elle est restée célèbre pour la jalousie suscitée chez ses prétendants, là où les deux héroïnes de H. s’enlisent dans la solitude et s’imaginent trompées par leur conjoint.

H. de Rania Attieh et Daniel Garcia


L’éclat de rire de la dernière séquence du film, dont la provenance est anecdotique, résonne fort mais il ne saurait heurter les Helen. Le monde apaisant autant qu’illusoire qu’elles rejoignent à mesure qu’elles se sentent délaissées peut faire ricaner ceux qui les observent de loin et les jugent, mais leur sentiment est bien réel ; ce qui suffit à leur bonheur. C’est aussi ce qu’éprouve Kris à la fin d’Upstream Color, à la fois en phase avec une réalité absurde et seule dans son délire pour quiconque l’écouterait raconter son histoire de métempsycose porcine. Les deux films se ressemblent dans leur approche du fantastique, dans leur ton, leur lumière, leur façon de réunir tendrement ses âmes en peine. Reste à espérer que H., qui vient seulement d’être dévoilé à Venise fin août 2014, connaisse une sortie française, a contrario de la belle fable de Shane Carruth.


H. (Etats-Unis, Argentine, 2014), un film de Raina Attieh et Daniel Garcia. Avec  Robin Bartlett, Rebecca Dayan, Will Janowitz, Julian Gamble. Durée : 93 min. Sortie en France indéterminée.