La beauté du cinéma américain des années 80 est-elle dans l’oeil de BLADE RUNNER ?
Les années 80 : le contexte de la partie d’échecs de Computer Chess n’est pas innocent. A juste titre, on a parlé d' »archéologie ». La compétition entre nerds et logiciels est à l’ère informatique ce que les tournois médiévaux furent à l’amour romantique (un jeu de guerre). C’est l’origine du monde connecté, c’est-à-dire de notre sidération quotidienne devant l’écran d’ordinateur. Dans Computer Chess, c’est aussi l’ascendance kubrickienne qui nous avait frappé. Et avec elle l’idée que 2001 est pour quelque chose dans le spectacle sidéral/spectateur sidéré du cinéma américain des années 80, que HAL est le premier Terminator. Yeux grands ouverts et retrait de l’humain.
Ebloui, un personnage passe ou entrevoit la frontière qui sépare le banal de l’extraordinaire, le prosaïque du mythologique, l’humain du divin – ou du démoniaque. C’est l’enfant de Rencontres du troisième type visité par des extraterrestres, c’est le rêve de Joel, l’adolescent proxénète de Risky Business, qui entre dans une salle de bains embuée et y trouve une femme nue qui l’attend sous la douche, c’est la musicienne possédée de Sos Fantômes qui n’a qu’à ouvrir la porte de son réfrigérateur pour voir les enfers de Zuul, l’esprit maléfique contre lequel luttent les « ghostbusters ». Arrachés à leur quotidienneté, ces personnages se tiennent à un seuil, entre le micro et le macro.
Dans Wargames de John Badham, le jeune David Lightman (Matthew Broderick) pirate le NORAD, réseau informatique de l’armée américaine, en croyant découvrir un nouveau jeu vidéo. Sans le vouloir, il vient de déclencher la troisième guerre mondiale. La riposte est désormais gérée par un ordinateur : « Nous devons retirer les hommes du processus » a constaté l’armée. Ces derniers se montrent faillibles. Ils tremblent et transpirent quand il leur faut activer des missiles nucléaires, alors que l’opération consiste en un simple tour de clé. Ici, à nouveau un seuil et deux échelles : on entre dans le complexe militaire de Wargames en traversant le salon d’une petite maison provinciale. La chambre de David est un complexe militaire miniature. Sur la porte de sa chambre, une pancarte : « Secured Area. Authorized Entry Only ». Wargames aurait pu être une production Spielberg. Il prophétise deux de ses films. Le système informatique chargée de la riposte porte le prénom du fils de son créateur, le professeur Falken. Dans Intelligence Artificielle, William Hurt a créé le « méca » à l’image de son fils David. Sur fond de film de monstres en carton-pâte, Falken explique à David (l’autre) que l’humanité est vouée à disparaître comme les dinosaures. Avant ce laïus, on aura vu le démiurge faire voler un ptérodactyle à l’aide d’une télécommande. Ce jouet est l’ancêtre des créatures numériques de Jurassic Park. David et sa petite amie débarquent sur l’île de Falken comme de nouveaux Adam et Eve. Après une confusion typiquement hollywoodienne entre catastrophe et recommencement, Wargames s’achève en lieu clos, sur une simulation de fin de monde.
Dans Amérique, Jean Baudrillard écrit : « De même, la réalité américaine a précédé l’écran, mais, telle qu’elle est aujourd’hui, tout laisse à penser qu’elle est construite en fonction de l’écran, qu’elle est la réfraction d’un écran gigantesque, non pas comme un jeu d’ombres platoniciennes, mais dans le sens où tout est comme porté et auréolé par la lumière de l’écran. ». Dans la scène d’ouverture des Goonies, la poursuite en voitures se dédouble : il y a la poursuite A, au premier degré, celle du récit proprement dit et il y a la poursuite B du film noir qui est en train de passer à la télé.
Nous devons retirer les hommes du processus » constate l’armée dans Wargames. Ce retrait de l’humain définit l’esthétique du cinéma américain des années 80. Le capitaine Willard et Rick Deckard sont des Terminators.
Le film de Richard Donner organise cette rencontre entre le « reel » (la bobine en anglais) et le « real », comme J.J. Abrams jettera sa bande de cinéastes amateurs dans un film de Spielberg alors qu’elle était partie pour tourner un zombie movie à la Romero. Hors cinéma, on pense à 1985, un comic qui croise fiction méta et uchronie : de jeunes lecteurs croisent Hulk, Captain America et quelques autres superhéros Marvel dans le(ur) monde réel. Avec à sa tête un acteur de série B, l’Amérique des années 80 n’a d’autre référent que le cinéma lui-même. On connaît les emprunts de Reagan au cinéma : le programme de défense « Star Wars », « l’Empire du Mal », les déclarations et discours inspirés de citations de films, etc.
« This is the end »
A quel moment le seuil a-t-il été franchi ? A quel moment a-t-on quitté les critiques seventies pour les eighties ? L’élection de Reagan est un faux bon repère. Si on ne peut faire l’économie du contexte socio-politique, le cinéma américain des années 80, comme deuxième classicisme (après celui des années 30-60), comme retour de l’ « image-action », ne naît pas avec le premier mandat Reagan. L’historique de Jean-Baptiste Thoret dans le chapitre inaugural du Cinéma américain des années 70 montre plutôt un chevauchement. Ce qui sera l’esprit 80s couve au début de la décennie du Nouvel Hollywood : la sortie d’American Graffiti (flash-back sur l’Amérique avant la mort de JFK et anticipation de la nostalgie des années 80), le lancement du blockbuster estival avec Les Dents de la Mer, le succès colossal de Star Wars opposé la même année à l’échec commercial de New York New York (Lucas conseille à son ami Scorsese de clore par un happy end. Celui-ci s’y refuse), la science-fiction dystopique de THX 1138 (1971) et des Femmes de Stepford (1975), la technologie et l’informatisation associées à la déshumanisation dans Les Trois jours du condor (1975), les films-catastrophes qui indiquent que quelque chose commence ou prend fin. Ce qui pour le cinéma américain, foncièrement puritain et pétri de Nouvelle Genèse, revient au même.
Retirer un Répliquant, « terminate » le colonel Kurtz qui est passé du côté obscur (les Ewoks en feraient leur divinité), « This is the end » : c’est le bout du monde, la fin de la contre-culture. Dennis Hopper est dans les limbes, dans les décors post-nam de Predator (les cadavres sont suspendus par les pieds). Le rafiot qui mène Willard à Kurtz est une machine à voyager dans le temps. Il glisse des seventies aux eighties. Prolongement du show des Bunnies, les conflits de la deuxième partie d’Apocalypse Now sont simulacre, artifice, spectacle, son et lumière. Le Vietnam de Coppola, ça n’est pas l’Autre, ça n’est pas l’Ailleurs comme dans Voyage au bout de l’enfer de Michael Cimino : c’est Disneyland. L’irréalisme d’Apocalypse Now aurait pu être créé en studio. Ce sera pour le film suivant. Dans le flamboyant Coup de coeur, Coppola poursuit son expérimentation. Les néons remplacent les fumigènes. Las Vegas la jungle.
Le Vietnam de Coppola, ça n’est pas l’Autre, ça n’est pas l’Ailleurs comme dans Voyage au bout de l’enfer de Michael Cimino : c’est Disneyland. Le son et lumière d’Apocalypse Now n’avait pas besoin de décors naturels. Il aurait pu être créé en studio.
Apocalypse Now annonce le retour de la mythologie (Indiana Jones, Legend, Excalibur, Ghostbusters, Terminator, Conan le barbare, A la poursuite du diamant vert, le cinéma de Spielberg, etc.) et de la surhumanité. En un sens, les années 80 sont la décennie du Génie (bon, mauvais, humain, technologique), de l’Intelligence (artificielle, extraterrestre, suprême), du divin : Kurtz, Dark Vador, Tyrell, le père des Réplicants, Dieu lui-même qu’il ne faut pas regarder dans le final demillien d’Indiana Jones et les aventuriers de l’arche perdue.
Il y a un état énergique propre à cette époque. Les clips de Steve Barron (réalisateur du passionnant Electric Dreams) font l’éloge de la lumière (le sol qui s’illumine sous les pas de Michael Jackson dans Billie Jean) et de la vitesse (la course folle de Take on me de A-ha). Les années 80 sont au cinéma américain ce que « No Direction Home » fut à Bob Dylan, elles évoquent le passage du Delta Blues acoustique au Chicago Blues urbain et amplifié. Elles seront électriques ou ne seront pas. D’autres exemples : le serial killer qui a résisté à une charge de 200.000 volts et se transforme en onde télévisuelle dans Shocker de Wes Craven, la dépense d’énergie considérable que nécessite la fabrication de la femme virtuelle Lisa dans Weird Science de John Hughes, le feu d’artifice des fantômes échappés de leur réservoir dans Ghostbusters, la pluie de missiles qui s’abat sur la mappemonde électronique dans Wargames (rappelons que le héros s’appelle Lightman, l’homme-lumière), la décharge qui accompagne l’arrivée des visiteurs du futur dans Terminator.
Les années 80 sont au cinéma américain ce que « No Direction Home » fut à la musique de Bob Dylan ou ce que le Chicago Blues urbain et amplifié fut au Delta Blues. Elles seront électriques ou ne seront pas.
Eblouissement : tourné en 1979, Apocalypse Now accoste l’irréalisme et le spectaculaire de la décennie suivante. On pourrait aussi faire une archéologie du blockbuster eighties avec 2001 l’Odyssée de l’Espace et ses yeux grand ouverts. Le spectateur des années 80 a le regard sidéré de Dave Bowman ou celui d’Alex soumis au traitement Ludovico dans Orange mécanique (l’ouverture hallucinante de Blade Runner et ses crachats de flamme qui rappellent le lâcher de napalm au début d’Apocalypse Now). L’œil rouge de HAL est greffé sur le polygraphe, la machine qui sert à débusquer les Répliquants. Il se cache sous la chair synthétique du Terminator. Il est dans le « all seeing eye » écarlate de Coup de cœur. Dans 2001, HAL voit tout, cet exterminateur, ce psychopathe.
Le vu/la vue est l’obsession de Roy Batty, le chef des Répliquants. « J’ai vu / Si vous pouviez voir ce que j’ai vu avec vos yeux ». C’est en entrant dans la boutique d’un fabricant d’yeux que Roy en apprend plus sur son créateur. C’est lui en crevant les yeux qu’il se vengera de celui-ci et de son incapacité à lui prolonger la vie, à lui donner plus à voir. Grand généticien, joueur d’échecs reclus dans une chambre éclairée à la bougie, Tyrell est une créature kubrickienne (l’acteur Joe Turkel a été vu dans L’Ultime Razzia, Les Sentiers de la Gloire et Shining). Sa mort rapproche Roy du cosmos. Celui-ci mourra en Dieu et en poète-guerrier, comme le colonel Kurtz. Harrison Ford est ainsi le trait d’union entre Blade Runner et Apocalypse Now, entre la mythologie manichéenne de Star Wars et le trop voir divin dans Indiana Jones (« Power of God or something » déclare l’archéologue).
« Voir lucidement ce qu’il faut faire et le faire. Délibérément, vite, consciemment, les yeux ouverts » : dans cette lettre de Kurtz il y a le projet du cinéma américain des années 80. Trente ans après, on peut y lire l’urgence qu’il y a à regarder son génie en face, droit dans les yeux.
En bonus, la réponse à la question suivante : à quoi rêvent les ordinateurs ?