Aux urnes, citoyens du Cinéma du Réel ! Du Japon post-Fukushima, à Lampedusa

En attendant l’édition 2015 ou 2016 du Festival et un hypothétique film sur les élections municipales françaises de 2014, le 36è Cinéma du Réel nous fait voir à quoi ressemble ce moment de la vie citoyenne dans deux autres pays, le Japon (Senkyo 2) et l’Italie (Mare magnum). Plus ou moins rose sur l’état de la démocratie, le verdict des urnes est par contre unanimement bon en ce qui concerne la couverture cinématographique de l’événement.

Avec ses deux heures et demie au compteur, le marathonien Senkyo 2 était sur le papier le gros morceau du Cinéma du Réel 2014, dont l’immense majorité des autres films présentés toutes compétitions confondues ne dépasse pas les quatre-vingt-dix minutes. Au final, le film n’a que les avantages de sa durée et aucun inconvénient. Le réalisateur Kazuhiro Soda est rompu à l’exercice : son précédent travail, le diptyque Théâtre 1 & 2 (sélectionné aux 3 Continents en 2012), approchait les six heures. Dans Senkyo 2, il y a « Senkyo » qui signifie « Campagne », et « 2 » qui veut dire qu’il y a eu un « 1 ». Tourné en 2007, celui-ci suivait la campagne aux élections municipales de la ville de Kawasaki d’un novice en la matière, Kazuhiko Yamauchi, investi par l’un des deux partis écrasant la scène politique japonaise, les conservateurs du PLD. Quatre ans plus tard, les électeurs sont rappelés aux urnes et Soda retourne dans le même district de Kawasaki, suivre le même homme, mais avec d’un film à l’autre un bouleversement de situation à faire pâlir d’envie les plus audacieux des scénaristes de fiction.

Il advient à Senkyo 2 ce qu’il peut arriver de mieux à une suite de film : se construire dans la rupture avec le premier volet

Élu en 2007, Yamauchi a démissionné en cours de mandat, lassé de jouer les pantins au service exclusif du parti et au détriment des véritables enjeux locaux. S’il se présente à nouveau, c’est de manière impulsive, à la suite de l’accident de la centrale nucléaire de Fukushima. Le sujet reste désespérément absent de la campagne des élections qui ont pourtant lieu moins de deux semaines plus tard, d’où le sursaut citoyen de Yamauchi qui concourt cette fois en indépendant. Il advient ainsi à Senkyo 2 ce qu’il peut arriver de mieux à une suite de film : se construire dans la rupture avec le premier volet. Les protagonistes sont pour l’essentiel les mêmes mais les circonstances sont nouvelles, et parmi celles-ci, une : la manière de procéder de Yamauchi, particulièrement favorable au documentaire de Soda. C’est un candidat solitaire, à l’instar du cinéaste qui le suit, et dont la campagne est en réalité… une non-campagne, moins par manque d’argent que par refus d’en dépenser inutilement. Il considère le temps démocratique de la campagne comme un leurre, ce en quoi le résultat du vote lui donnera malheureusement raison – son score étant dans la fourchette de voix théorique correspondant à son statut.

Soda possède ce don qui fait les grands documentaristes, ceux qui savent quoi extraire du monde et comment l’extraire pour déceler la part de sens qu’ils contiennent

Dans les pas de son personnage central, Senkyo 2 lève avec amertume le voile sur un système qui n’est plus démocratique qu’en apparence. Tout est verrouillé afin que les citoyens n’exercent plus leur droit (à l’information et à un choix éclairé), mais uniquement leur devoir – de voter et ainsi reconduire les élus sortants. L’unique tentative de discours en public de Yamauchi est le point d’orgue de cette désillusion, quand on découvre avec lui que les deux candidats favoris se sont répartis entre eux seuls le temps de parole sur le meilleur emplacement près de la gare, reléguant leurs rivaux à l’accès secondaire, où presque personne ne passe. Dans ces conditions, impossible pour un Mr. Smith de prendre part à l’exercice du pouvoir et pour ses idées (sur le nucléaire, principalement) de se faire entendre… Puisque Yamauchi ne fait pas campagne, Soda en profite pour musarder dans la ville. Qu’ils soient le fruit du hasard ou d’une volonté de sa part de les trouver et les enregistrer, ses contacts avec les autres candidats enrichissent en permanence le « film d’observation » tel qu’il définit son travail.

Ce que chaque scène, fugitive ou prolongée, muette ou initiant un dialogue, apporte à l’édifice du film peut être de deux ordres : le cinéma ou le réel. Soda possède ce don qui fait les grands documentaristes, ceux qui savent quoi extraire du monde et comment l’extraire de son flux ininterrompu d’événements, pour déceler la part de sens qu’ils contiennent. Ce talent s’exprime à son meilleur dans une séquence qui n’a presque rien à voir avec l’élection : la montée de l’énervement chez le fils de Yamauchi, âgé de trois ans, cantonné à l’espace clos du bureau de poste tandis que ses parents finissent d’adresser les cartes postales de campagne avant l’heure de fermeture. Soudain Senkyo 2 devient un huis clos stressant, sans rien forcer. Cette manière brillante d’être au monde, dans le temps présent de l’enregistrement, n’empêche pour autant pas Soda de penser son film en tant qu’objet de cinéma, qui existera au-delà de sa fabrication, dans un autre échange ; non plus avec ceux qu’il observe mais avec ceux qui le regarderont. La mise en abyme est engagée, puis amplifiée, par le précédent de Senkyo 1 dont les « acteurs » du 2 ont été spectateurs. Une donnée qui influe, en positif ou négatif, sur leur relation avec le cinéaste, et fait de Senkyo 2 une œuvre qui par rapport au premier épisode, par rapport à un documentaire classique, s’est dotée d’une strate d’expression et de substance supplémentaire.

Pour leurs débuts en tant que réalisatrices avec Mare magnum, Ester Sparatore et Letizia Gullo n’ont pas poussé les choses aussi loin. Leur couverture d’une autre élection locale, à Lampedusa, n’en est pas moins forte et intéressante. Mare magnum est un mini-Senkyo 2, faisant preuve de la même faculté à articuler les différents niveaux d’enjeux de son sujet (la cuisine politicienne au quotidien de la campagne, la grandeur de l’utopie politique quand il s’agit de réfléchir sérieusement à ce que l’on souhaite bâtir comme société commune). S’expriment également par endroits une généreuse force de cinéma – un montage alterné presto entre deux réunions publiques aux ambiances diamétralement opposées – et même une amorce de questionnement sur la place du cinéma, ce qu’il apporte de plus que les différentes formes de reportage. L’application de l’adage « être au bon endroit au bon moment » fait le reste de la valeur du documentaire, entre les tragiques raisons de la notoriété de l’île et la victoire encourageante, en la personne de Giusi Nicolini, d’une gauche qui gagne parce qu’elle ne rentre pas dans le jeu de ses rivaux et ne transige pas sur ses valeurs fondamentales.

SENKYO 2 (Japon, 2013), un film de Kazuhiro Soda. Durée : 149 min. Sortie en France indéterminée.

MARE MAGNUM (Italie, 2014), un film de Ester Sparatore & Letizia Gullo. Durée : 73 min. Sortie en France indéterminée.