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Portés disparus après leur excursion en forêt (lire la chronique précédente), nos deux experts reviennent, à peine transfigurés par cette expérience qui les força à dévorer leurs sherpas afin d’assurer leur survie. Tels des Hannibal Lecter, les voici de nouveau réunis, cette fois à Venise, en pleine dégustation d’un foi aux fèves au beurre servi avec un excellent chianti. L’occasion idéale pour tenter d’y voir plus clair, et sans spoiler, au sujet de The Master, le nouveau film de Paul Thomas Anderson, intimidant ou vaniteux. Ou opaque. Ou dense.
– Moncouteau : gna gnou aplu ze masteu ?
– Mapipe (il rit) : Notre séjour forcé au grand air vous aurait-il fait oublier les règles élémentaires de la bienséance ? (il se sert un morceau de cuisse de gondolier). Depuis quand parlez-vous la bouche pleine ?
– (Moncouteau avale et boit une gorgée de vin) Ca vous a plu The Master ?
– (Le regard de Mapipe se perd dans le vide) J’étais hypnotisé, mais je n’arrive toujours pas à dire pourquoi… Et vous ?
– Bof…
– Bof ?! Je vous ai connu plus inspiré dans vos réponses !
– (Moncouteau s’évertue à découper son steak de pizzaiolo) C’était plus ardu que ce à quoi je m’attendais. J’ai même du mal à définir son sujet.
– C’est d’abord l’histoire d’une rencontre, dans les années 50, entre un vétéran de la guerre du Pacifique, un alcoolique, et un mentor, un gourou devrait-on dire compte-tenu du cercle croissant de ses adeptes. Anderson dit s’être inspiré de L. Ron Hubbard, le fondateur de la scientologie, mais il parle de romance concernant ces deux hommes.
– C’est gay friendly ?
– Non.
– Et ?
– Et c’est un regard sur le regard.
– (Moncouteau avale un bout de rein de travers et tousse) Avez-vous vraiment envie de me donner un cours de cinéma ?
– Laissez-moi une chance de m’expliquer (Mapipe fait signe au serveur et désigne du doigt un plat sur la carte). Ce mentor, Lancaster Dodd, interprété par Philip Seymour Hoffman, a une méthode bien à lui pour révéler ses patients à eux-mêmes. Souvenez-vous de cette scène où face à Joaquin Phoenix, il le prend entre quatre yeux et le bombarde de questions, en suivant une règle simple : quand Phoenix cligne des yeux, Hoffman recommence depuis le début son harcèlement.
– Je vous vois venir : le gourou comme incarnation du cinéma, par son pouvoir hypnotique, sa capacité à créer cette tension du regard ?
– (Mapipe éclate de rire) Avez-vous déjà essayé de ne pas cligner des yeux devant un film ? Soyons sérieux : je parle de cinéma, pas du procédé Ludovico.
– En parlant d’Orange mécanique, n’y en aurait-il pas une pointe de Stanley Kubrick dans The Master ?
– Les deux films n’ont pas du tout le même style, mais les réticences intermittentes de Phoenix, alias Freddie, à l’égard de son ami et mentor rappelle parfois celle de l’engagé Baleine dans Full Metal Jacket, c’est vrai. Ce n’est peut-être pas un hasard si Phoenix interprète un ancien soldat. A moins que ce ne soit le contraire de Full Metal Jacket : chez Kubrick, l’instructeur forme ceux qui vont à la guerre, et chez Anderson, le maître forme ceux qui reviennent à la vie civile ? En tous cas les deux films sont clairement… mentaux.
– Mentaux ?
– (Le serveur apporte un plat sous cloche et découvre une superbe cervelle de festivalier) Il est affaire de persuasion et de conditionnement, mais dans les deux cas, l’esprit de l’élève s’effrite au contact de celui du maître. Il y a échec dans la transmission, la transmission filiale, la transmission de pensée.
– Je pense à Porcherie.
– Vous avez de drôles de pensées.
– Le film de Pasolini, repris à la Mostra. Jean-Pierre Léaud y joue le fils d’un riche allemand, à la fin des années 60. Il n’y a pas de legs possibles puisqu’on devine que le père était nazi, son fils le sait et préfère se donner à manger au cochon que d’être son héritier.
– (Mapipe arrête de mâcher) Il se laisse dévorer par des porcs ?
– C’était ça ou tuer son père. Ou se faire tuer par lui. Comme dans There Will Be Blood ou presque.
– (Mapipe fait signe au serveur de débarrasser son assiette) The Master et There Will Be Blood sont probablement des films jumeaux. Ils sont très proches dans leur mise en scène, leur tempo, leurs décors, et même leur trajectoire narrative.
– Leur début et leur fin se ressemblent beaucoup.
– Sauf qu’un mysticisme pseudo-scientifique a remplacé le pétrole. A moins que ce ne soit l’alcool d’alambique confectionné par Joaquin Phoenix dans le film, cet assommoir qui le met chaos debout et l’empêche de penser.
– (Moncouteau se sert un verre de sang) Il semble généralement y avoir un vide à combler chez les protagonistes d’Anderson. Un manque de reconnaissance dans Boogie Nights, un vide affectif dans Punch Drunk Love, financier et moral dans There Will Be Blood. Je me demande si le vide chez Freddie n’est pas lié à son incapacité à imaginer.
– Je ne le pense pas. Il produit des images, puisqu’à un moment il tire le portrait des clients d’un grand magasin. C’est peut-être d’ailleurs parce qu’il est photographe qu’il reste le plus réfractaire aux enseignements du gourou. Peut-être que l’appareil fonctionne comme un bouclier réfléchissant face à Méduse…
– (Moncouteau vide d’un trait son verre de sang) Il souffre de ne pouvoir garder quoi que ce soit. Travail, petite amie et même alcool, puisqu’il en stocke rarement. Il le produit lui-même pour répondre à sa propre consommation.
– Pourquoi l’alcool est si présent dans ce film ?
– J’aimerais bien le savoir…
– Elle n’a rien de glorieux l’Amérique du film. De mémoire, c’est la première fois que l’on montre un vétéran de la Seconde Guerre mondiale, censée être la plus glorieuse, comme un perdant.
– (Moncouteau plonge sa cuillère dans le bébé au rhum qu’on vient de lui servir) Maintenant que vous m’y faîtes penser, c’est vrai qu’on dirait que les USA ont en réalité tout perdu dans cette guerre. Ils n’en tirent aucune force (Moncouteau s’arrête, pensif).
– A quoi pensez-vous ?
– Au début du film. Ces soldats en tricot de peau qui jouent à la lutte sur la plage, se masturbent face à l’horizon marin, façonnent une femme allongée avec du sable. Freddie se blottit d’ailleurs contre elle, ce corps géant qui semble le materner mais qui s’effrite à son contact.
– (Mapipe regarde avec envie le bébé au rhum de Moncouteau) C’est la version lyophilisée de cette belle image de Valse avec Bachir, quand un soldat israélien dérivait sur le ventre d’une femme… Les femmes sont imposantes dans The Master. La petite amie de Freddie n’a que seize ans mais elle le dépasse d’une tête dans certains plans. L’épouse de Lancaster est enceinte et a un ventre imposant.
– (Moncouteau reste perdu dans ses pensées) Tout est à reconstruire dans The Master, alors que tout est déjà censé être là et que rien n’a été détruit. C’est comme ces personnes mortes à cause du souffle d’une explosion : la peau et le corps semblent intacts, mais à l’intérieur, tous les os sont brisés en mille morceaux.
– Le moment idéal pour un nouveau prophète, quelqu’un capable de produire des icones, de repeupler l’imaginaire. Le personnage de Philip Seymour Hoffman fait naître des images dans l’esprit de ses adeptes. Il leur demande de s’allonger, de fermer les yeux et convoque des scènes supposées appartenir à leurs vies antérieures. Est-ce cela qui en fait une incarnation du cinéma ?
– Absolument pas. Avez-vous déjà essayé de regarder un film en fermant les yeux ?
– A mon corps défendant, plusieurs fois malheureusement…
– Et ?
– C’est tout noir.
– (Moncouteau se remet à manger son bébé au rhum) Le gourou n’a pas la puissance du cinéma parce qu’il ne supporte pas l’état intermédiaire caractéristique de l’œil. Il les veut fermés ou grands ouverts.
– Des yeux grands fermés ?
– Laissons Kubrick en paix, si vous le voulez bien (Moncouteau sert à Mapipe un verre de chianti). Il y avait un danger à suivre un personnage doté d’un tel pouvoir de persuasion : celui de céder à la fascination. Anderson évite cet écueil, car il oppose au gourou l’équivalent d’un spectateur turbulent, incapable de rester assis dans son fauteuil et de se concentrer durablement. Freddie fonctionne comme un fusible. A chaque fois que le mentor peut prendre l’ascendant sur lui ou sur nous spectateurs, le film pète littéralement ce plomb qu’il est.
– Anderson réussit à filmer les yeux du gourou sans succomber à son regard et sans nous faire succomber à son regard ?
– (Moncouteau se sert un verre de chianti) Il démontre implicitement la supériorité du cinéma.
– Le meilleur remède pour se remettre d’une guerre et se préserver de toutes manipulations, c’est de faire des films ?
– Toujours plus, encore et encore.
– C’est l’une des leçons de The Master.
– (Mapipe lève son verre) Franchement ? Je n’en suis même pas sûr, car nous avons oublié la toute dernière scène du film.
– Celle où…
– Oui.
– (Moncouteau lève son verre) Alors nous ne sommes guère plus avancés ?
– Non, mais nous avons bien mangé (les deux hommes trinquent). Maintenant partons avant l’arrivée des carabiniers : je crains qu’ils goûtent peu notre menu et je vois leur vaporetto qui approche.
THE MASTER (Etats-Unis, 2012), un film de Paul Thomas Anderson, avec Philip Seymour Hoffman, Joaquin Phoenix, Amy Adams. Durée : 137 min. Sortie prévue en France le 9 janvier 2013.