Apichatpong Weerasethakul : « J’aimerais cultiver des avocats. »

Une mauvaise et une bonne nouvelle au sujet de « Joe » Weerasethakul, Palme d’Or 2010 et président en 2012 du jury de Locarno. La mauvaise, c’est que Mekong Hotel, présenté en séance spéciale au Festival de Cannes, cache un projet qui ne verra jamais le jour. Faute de temps, de moyens et, du propre aveu du cinéaste, d’envie, Ecstasy Garden – écrit en 2002, avec Tilda Swinton comme actrice principale – restera un film rêvé. La bonne, c’est que les téléspectateurs ont pu voir Mekong Hotel sur Arte. Une heure languide et liquide pour patienter avant un prochain long métrage actuellement en cours d’écriture. Et d’autres événements qui feront l’actualité en 2013. 


D’où vient l’idée de Mekong Hotel  ?

J’ai beaucoup pensé à l’eau, et à ma relation à cette rivière avec laquelle j’ai grandi. Et à ma relation avec mes acteurs. Je n’avais pas vraiment de scénario. Nous sommes allés là-bas et nous avons répété un film que j’ai écrit il y a longtemps. J’ai retrouvé un ami que je n’avais pas vu depuis des années – nous étions camarades au lycée  :  «  Quoi de neuf  ?  » «  Je joue de la guitare dans un bar, j’enseigne la guitare  ». On a parlé de films et il a joué de son instrument, il a improvisé pour moi. Le scénario était un traitement d’une vingtaine de pages, qui parlait de cette femme fantôme qui a tué sa fille. Et la fille devient un esprit, elle devient une caméra. Elle voyage dans de nombreux pays, elle suit son compagnon, et on voit ses différentes renaissances, jusque dans un futur très éloigné. C’était donc un film très cher que je n’ai pas pu réaliser. Mais ce qui comptait dans cette histoire, c’était l’idée de l’attachement des personnages à l’amour. Alors on s’est dit  : «  Pourquoi ne pas répéter ça  ?  »

Avec votre succès depuis Oncle Boonmee, pensez-vous qu’il sera un jour possible de faire ce film ? Ou est-ce que vous en avez fini avec ce projet désormais ?

C’est un soulagement, en quelque sorte. C’était un film trop cher et je connais mes limites, je sais de quoi je suis capable.

L’eau est très importante dans le film ; le rythme fait penser à l’écoulement d’une rivière. L’avez-vous pensé comme ça ou est-ce venu instinctivement ?

C’était un processus très instinctif et très organique. Au moment du montage, j’ai écouté cette musique, encore et encore, en regardant les images que nous avions tournées. J’ai pensé à la musique comme à de l’eau : un flot qui recouvre le film. C’est assez nouveau pour moi car j’utilise rarement de la musique, mais ici je l’ai fait totalement, en me disant : si je l’utilise, ce sera en entier !

Vous avez dit il y a deux ans à propos d’Oncle Boonmee que c’était un film sur le cinéma. Est-ce que cela vaut aussi pour Mekong Hotel ? Il y a par exemple des acteurs qui regardent la caméra, et vous-même apparaissez dans le film.

Je pense que oui. C’est peut-être un film sur le fait de faire des films. Une sorte de documentaire sur la fiction, sur le fait de fabriquer une fiction.

Vous invitez toujours des fantômes et des esprits dans vos films, et on ne distingue pas toujours à première vue si les personnages sont vivants ou morts.

Je pense qu’il y a quelque chose de très similaire entre les films et les esprits. Quand on est jeunes, on croit en des choses qui nous semblent réelles, comme les fantômes. Puis, en grandissant, elles deviennent des fictions pour nous. Je m’intéresse beaucoup à ces déplacements, ces choses qui deviennent des souvenirs à mesure que nous vieillissons.

Les souvenirs seraient alors comme des fictions ?

Oui, exactement. Quand on pense à notre passé, on le «  fictionnalise  » d’une certaine manière. Nous avons grandi dans la génération du cinéma, des images. Personnellement, quand je pense à certaines choses, c’est en gros plans, en flash-back…

MEKONG HOTEL d'Apichatpong Weerasethakul

Il y a dans le film des scènes très explicites de cannibalisme, avec des démons qui mangent de la chair. D’où vient cette idée  ?

Ça fonctionne sur de nombreux niveaux. Ces histoires de cannibalisme, on en entendait parler quand j’étais petit, et encore maintenant dans des villages, des gens sont accusés d’être des «  pops  » (fantômes affamés dans la culture thaï, qui se nourrissent des entrailles humaines ou du sang des animaux, ndlr) et de dévorer des animaux. C’était souvent les marginaux, dont les gens avaient peur. Ces «  pops  » étaient très populaires dans le Nord Est, d’où je viens. Il y a même eu un film sur ça, et beaucoup de séries, de comédies avec ces fantômes affamés qui boivent du sang. Il y a des allusions à tout ça dans mon film.

Comment trouvez-vous l’équilibre entre vos films de fictions et vos vidéos d’art ? Est-ce que vous alternez l’un puis l’autre ou est-ce que vous travaillez les deux en même temps ?

J’essaie de ne pas différencier les deux, mais dans la pratique c’est impossible, à cause des différents financements. Si j’ai une commande d’un musée, par exemple. Mais j’essaie au moins de m’attacher à des envies, des sentiments. J’avais envie de faire le portrait de cet hôtel. J’ai beaucoup d’envies, l’envie de faire beaucoup de choses ! À ce moment précis, il y avait une commission d’Arte, et c’était le projet parfait pour ça, donc je l’ai proposé. Mais il y a aussi des projets que je dois laisser tomber, comme Extasy Garden, qui était trop cher. J’essaie de garder un équilibre, et ça vient assez naturellement. Faire un film, ça dure deux à quatre ans, c’est un processus très long et pendant ce temps je me dis « il faut que je fasse des vidéos, des choses plus courtes  ». Et quand je les fais, l’envie de faire un long-métrage revient aussi. C’est une sorte de ping-pong qui m’aide à avancer.

J’ai entendu que vous avez réalisé un court-métrage sur Jean-Jacques Rousseau pour la télévision suisse, qui a été tourné sur les mêmes lieux que Mekong Hotel ?

Oui, d’ailleurs ce film en est comme une extension, avec la même musique, la guitare… mais ça parlait de façon différente de l’existence, et de la communauté. Ce film s’interrogeait sur notre existence – parce que Rousseau, je pense, parlait des hommes et de leur relation au pays dans lequel ils vivent. Ses réflexions ont mené à la Révolution Française. C’est très pertinent dans le contexte de la Thaïlande d’aujourd’hui, parce les lois du pays nous font nous demander «  sommes-nous vraiment libres ? ». J’ai utilisé ça pour parler de Rousseau.

Dans Mekong Hotel ou Oncle Boonmee, il y a un fort sous-texte politique.

Mekong Hotel n’est pas un film politique, mais oui, je pense qu’en le tournant j’ai appris beaucoup de choses, j’ai mieux compris ma région. J’y ai grandi mais je connaissais très mal son histoire. Mon actrice, Jenjira Pongpas, notamment, a vécu des choses difficiles dans sa jeunesse. Son père venait du Laos. Dans les années 70, quand les communistes sont arrivés au pouvoir, la frontière avec la Thaïlande est devenue plus difficile à franchir et sa famille a été séparée.

Vous avez grandi près du Mékong ?

Non, non. Dans la même région, mais pas à côté de la rivière.

Était-ce un voyage sentimental pour vous ? Quelque chose de personnel ? Peut-être vous sentiez-vous lié à ce lieu, à ses souvenirs ?

Oui, énormément, et de façon très romantique et mélancolique. Ça se sent dans mon traitement de la musique. Je n’ai pas cherché à mettre de côté cet attachement émotionnel au passé. Quand mon père est mort en 2003, on a fait une cérémonie où on a dispersé ses cendres dans la rivière, comme le font beaucoup de gens. Récemment, des barrages ont été construits en amont du Mékong, en Chine et au Laos. Des gens manifestent contre ça parce que ça affecte la biodiversité de la rivière. Mais en même temps, les entreprises d’électricité en Thaïlande tireront profit de ces barrages hydro-électriques. Donc il y a une sorte de conflit entre nos besoins et les êtres vivants que nous affectons. Il y a des périodes d’inondations et, à l’inverse, d’autres d’assèchement extrême. Quand la rivière s’assèche, on voit des machines qui creusent dans le sable pour construire les barrages. Et mon père est là ! Les os, les restes de nos êtres chers sont transformés en constructions. J’aime cette idée de transformation, mais c’est un changement qui inquiète aussi.

Quelles ont été vos sources d’inspiration ?

Je prends en note beaucoup de petites choses, de manière éparse. Mon actrice se remettait d’une blessure à la jambe, donc je lui rendais très souvent visite, et je visitais ce village près de la rivière, ce qui m’inspirait beaucoup. Autre inspiration : quand je tourne un film, il y a toujours beaucoup d’hôtels. Je me suis donc dit : «  Pas besoin de se déplacer trop loin, on peut utiliser comme décor l’endroit où on séjourne. » Sinon, c’est assez séparé : on dort à l’hôtel, et le matin on part sur les lieux du tournage. Pourquoi ne pas combiner les deux ? Et faire un film à l’endroit même où l’on mange et dort.

Le seul moment où l’on voit la rivière d’un point de vue plus large se trouve dans la dernière scène, avec les jet-skis. Mais on les voit de loin, on devine à peine de quoi il s’agit.

On a beaucoup tourné de scènes comme celle-là, simplement pour observer la région. J’aime particulièrement ce moment, parce que c’est à la fin de la journée, c’est comme s’il s’agissait d’esprits jouant avec le coucher de soleil. En un sens, c’est une scène d’adieu. Le jour s’achève, et le film avec lui.

Ressentez-vous l’envie de tourner dans d’autres pays, en Europe par exemple ?

Je ne pense pas, car j’ai besoin de me sentir à l’aise, j’ai besoin d’avoir une expérience personnelle liée au film. C’est pour cela que je n’ai jamais tourné un accident de voiture ou quelque chose de fou dans ce genre-là, parce que je n’en ai pas connu ! Mais si un jour je vis ailleurs, peut-être… ou bien, je pourrais faire un film sur le fait de voyager.

Malgré vos succès récents, vous parlez toujours de projets qui ne paraissent pas extrêmement chers mais que vous ne pouvez pas mener à bout. Pouvez-vous nous parler de ces difficultés ?

Je travaille en étroite collaboration avec mes producteurs, Simon Field et Keith Griffiths. C’est difficile, mais on a réussi à avoir des financements venus du milieu de l’art. Pour Oncle Boonmee, une partie de l’argent venait de musées. On doit forcément en passer par là. Mais tout ça n’est jamais stable. Il serait plus facile pour moi de ne vivre que de mes vidéos d’art. En Thaïlande, si vous travaillez dans le cinéma, si vous êtes assistant réalisateur par exemple, vous ne pouvez pas obtenir une carte de crédit, parce que ce n’est pas considéré comme un métier stable. Alors j’essaie de me lancer dans autre chose : j’aimerais avoir une ferme et y cultiver des avocats. Vous voyez, ça n’a rien de très artistique !

Propos recueillis par Hendy Bicaise et Nathan Reneaud

Traduction par Anna Marmiesse 

Nathan Reneaud
Nathan Reneaud

Rédacteur cinéma passé par la revue Etudes et Vodkaster.com. Actuellement, programmateur pour le Festival International du Film Indépendant de Bordeaux et pigiste pour Slate.fr. "Soul singer" quand ça le chante.

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