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La compétition de Cannes 2012 a fait se succéder trois icônes de la Nouvelle Vague : Emmanuelle Riva, Jean-Louis Trintignant et Alain Resnais. Les octogénaires interprétés par les deux premiers dans Amour de Michael Haneke, et le faux film-posthume du troisième, Vous n’avez encore rien vu, offrent d’étranges et tardives funérailles à la plus si nouvelle Vague.
Au début d’Amour de Michael Haneke, des pompiers accompagnés d’un policier en civil défoncent au bélier la porte d’entrée d’un grand appartement. Nous sommes déjà dedans quand les battants éclatent. Les secouristes s’infiltrent et trouvent dans la chambre à coucher, étendue sur le lit, la dépouille du personnage interprété par Emmanuelle Riva, une octogénaire victime d’AVC répétés et prénommée Anne. Le cadavre tient un bouquet de fleurs dans ses mains, mais ce qui frappe, c’est son dessèchement, sa peau cireuse, les os saillants du crâne sous le visage. Ce n’est pas un corps mort ordinaire, c’est une momie. Les secouristes ne viennent pas simplement de pénétrer dans un appartement parisien d’aujourd’hui. Ils se sont introduits dans la chambre centrale d’une pyramide, un tombeau, donc fermé hermétiquement, contenant une relique conservée au sein de son environnement quotidien. On constatera progressivement que la décoration des lieux n’a rien de contemporain, et que cet intérieur n’a sûrement pas changé depuis que le couple s’est installé. Vraisemblablement dans les années 60. Anne et Georges. Emmanuelle Riva et Jean-Louis Trintignant. L’héroïne d’Hiroshima mon amour de Resnais et le héros d’Un homme et une femme de Lelouch. Deux icônes de la Nouvelle Vague dans un appartement aux airs de musée.
La toute première image d’Emmanuelle Riva dans son premier grand rôle, c’est celle de sa peau recouverte de paillettes scintillantes, caressée par les mains de son amant. Hiroshima mon amour. Deux entités hybrides, entre statues et corps humains, qui s’étreignent. Deux survivants de l’Histoire dont l’accouplement marque la naissance de la Nouvelle Vague, au Festival de Cannes 1959, année de la présentation des 400 coups de Truffaut.
Cinquante trois ans après, Riva revient dans la peau d’une personne âgée, diminuée progressivement jusqu’au figement total. A ses côtés, Trintignant, quarante-six ans après Un homme et une femme, Palme d’Or 1966.
Le casting d’Amour a ceci de cruel qu’il ressemble à l’avis de décès de la Nouvelle Vague. On la savait finie depuis longtemps évidemment, mais il manquait une image définitive. La momie d’Emmanuelle Riva est cette image. Le temps n’épargne rien ni personne, mais le cinéma a cette capacité de préserver à tout jamais ou presque l’image des objets et des individus, capturée dans son mouvement. André Bazin parlait de « momie du changement ». Cannes 2012 a eu le bon sens de faire se succéder les projections d’Amour et de Vous n’avez encore rien vu d’Alain Resnais. Et que nous montre le réalisateur d’Hiroshima mon amour ? Des acteurs dans leurs propres rôles, réunis selon les dernières volontés d’un metteur-en-scène récemment décédé. Son testament vidéo leur propose de regarder la captation d’Eurydice jouée par une troupe de jeunes comédiens. Chassez le naturel, il revient au galop : les acteurs mis en position de spectateurs se remettent dans la peau de ces personnages à l’écran dans l’écran, qu’ils ont eux-mêmes interprétés par leur passé.
Sans dévoiler la fin de cette expérience, retenons l’un de ses principaux enseignements : non seulement les personnages ne meurent jamais, mais le jeu de leurs interprètes peut fonctionner comme une incantation shamanique capable de réveiller les morts. C’est pour cela qu’il convient de mettre Amour et Vous n’avez encore rien vu en miroir.
Le corps du personnage de Riva n’est pas seulement la momie sinistre de la Nouvelle Vague. C’est la Mme Bates de Psychose, une chose morte, certes, mais capable d’agir au-delà de la mort, simplement parce que quelqu’un ou quelque chose s’est montré capable d’enregistrer ses mouvements et de les reproduire. Peut-être alors Michael Haneke ne montre pas la pierre tombale de la Nouvelle Vague, mais au contraire l’icône symbolisant sa vivacité éternelle. Peut-être même faut-il focaliser son attention sur la fenêtre ouverte en grand de la chambre mortuaire (« elle était déjà ouverte » fait remarquer un secouriste). Quelque chose d’évanescent et d’éternel a dû s’échapper par là. De la même manière qu’Alain Resnais s’est empressé de mettre en route un nouveau projet intitulé Aimer, boire et chanter, quand le cinéma fait mine de fermer une porte, il ouvre en fait toujours une fenêtre.