Entretien avec Anne Alix, réalisatrice de IL SE PASSE QUELQUE CHOSE : « reconstruire un récit de fiction à partir du réel »

Le beau film français Il se passe quelque chose a fait l’ouverture de l’ACID, une des sections parallèles du Festival de Cannes. Rencontre avec sa réalisatrice Anne Alix, qui nous parle de la conception de ce long-métrage hybride, entre la fiction et le documentaire, la France et les migrations, le réel et le fantastique – il y est même question d’une ville hantée au bord de la Méditerranée.

Il se passe quelque chose est un film guidé par la soif de rencontres. Comment s’est faite celle avec les deux comédiennes principales, Lola Dueñas et Bojena Horackova ? Le film a-t-il été construit avec elles, ou se sont-elles intégrées à une trame qui existait déjà ?

J’avais au départ un scénario assez classique de fiction, un road movie avec ces deux femmes, Dolorès et Irma, et leurs interprètes. À un moment j’ai souhaité ramener ce scénario dans la réalité ; on a donc gardé les deux personnages et leurs trajectoires, tout en prenant la décision de les confronter au monde, de remplacer les rencontres écrites par des rencontres réelles. Les deux actrices se sont adaptées à cette nouvelle direction, elles ont pris ce risque et accepté de jouer le jeu, de manière très généreuse parce que ce n’est pas évident. Les scènes entre elles deux sont restées assez proches du scénario, mais tout ce qui relève de l’interaction avec le monde extérieur était improvisé, en ayant simplement été un peu travaillé en amont. Et ce processus a d’ailleurs eu aussi pour effet de rapprocher Dolorès et Irma des personnalités de leurs interprètes.

C’était donc important, qu’elles ne soient pas françaises (Lola Dueñas est espagnole et Bojena Horackova bulgare) ? Car tous les individus qu’elles rencontrent sont eux aussi d’origine étrangère.

Il se passe quelque chose est en quelque sorte le jumeau d’un téléfilm que j’ai fait pour Arte il y a une quinzaine d’années, Dream, dream, dream. C’était aussi un road movie mais avec deux hommes, un français et un italien, qui partaient à l’étranger. Ici c’est l’inverse, on a deux étrangères en France. Le rôle d’Irma était au départ écrit pour la finlandaise Kati Outinen, puis je me suis posée la question de travailler avec une comédienne française, qui était très bien, mais on perdait alors une dimension importante de l’histoire. Après, que l’on rencontre à ce point des étrangers n’était pas prévu, c’est quelque chose qui a été amené par la traversée de ce territoire autour de l’étang de Berre, que j’ai faite avec mon assistant (Luis Bertolo). L’histoire des migrations successives nous est apparue quand on a remis le film en jeu en le confrontant à la réalité des lieux, et on l’a alors naturellement intégrée à la narration.

La réécriture du scénario s’est donc en grande partie nourrie du réel, des repérages ?

Oui, complètement, il s’agissait vraiment de voir ce que le réel nous apporte, tout en conservant bien sûr les thématiques du film, le fil directeur de la reconstruction des héroïnes. Mais par exemple dans le scénario initial l’amant d’Irma, qui se prénommait Jean, était un musicien classique qui avait tout plaqué pour réinventer sa vie autrement. Ce qui n’a rien à voir avec le personnage de Serge, ouvrier d’Arcelor Mittal, qui fait aussi de la plongée. De même, à l’origine le film devait se terminer dans une usine occupée par ses salariés. Mais découvrir le centre d’accueil de réfugiés que l’on voit dans le film m’a fait prendre conscience qu’après tous les migrants des générations précédentes, ceux-ci représentent la dernière vague, dans la continuité des autres dont ils prolongent l’histoire. J’ai donc là aussi reconstruit le récit à partir du réel.

Comment s’est déroulée la préparation de la participation des habitants au film ?

Le tournage du film a été très court, et le travail de rencontre des gens a vraiment été fait en amont, quand on a sillonné la région pendant un mois. On a pris des contacts, et je leur ai dit que l’on reviendrait dans un mois, un mois et demi, leur proposer quelque chose – une scène, un personnage, sans savoir encore ce que ce serait. J’ai passé un mois à réécrire le scénario, de manière classique, en réfléchissant à ce que pouvait être le cheminement du film à travers toutes ces rencontres. De retour pour le tournage, on a posé les situations avec les comédiennes et les habitants de manière à ce que des choses puissent advenir, en était simplement là pour les capter. Et il y a finalement eu très peu de déchet dans ce que l’on a tourné. Quasiment toutes les rencontres sont dans le film.

Je ne savais pas forcément ce que j’allais trouver, mais je savais ce que je cherchais

Il y a dans le film la volonté forte de proposer un processus inverse à celui du tourisme, qui plaque un storytelling factice niant toute l’identité d’un lieu. À ces natures mortes figées dans les dépliants touristiques vous opposez une identité patchwork, renouvelée par les apports des étrangers venant de partout, amenant de la vie.

Oui, quelque chose de l’état du monde actuel est venu pénétrer le film, renforcer mes idées de départ. Je ne savais pas forcément ce que j’allais trouver, mais je savais ce que je cherchais. En filmant ces gens et ce qu’ils ont à raconter, j’étais dans un état d’esprit de travail intuitif, d’ouverture à de vraies rencontres ; autant pour le film que pour moi.

Le film se montre poreux au fantastique, à l’onirisme : la réalité documentaire des lieux se dilue dans la brume du rêve, par exemple avec ce très beau plan sur les êtres qui atteignent la plage en émergeant de la mer Méditerranée.

Le fantastique est quelque chose que j’aime, qui m’attire, car je n’arrive pas à faire des films exclusivement naturalistes. J’ai besoin de cette dimension imaginaire supplémentaire, qui amène une autre manière de voir la vie. Nos vies sont faites de ce mélange, entre la réalité tangible et ce qu’il y a aussi dans nos têtes – nos rêves, notre imaginaire. Ce sont des choses que j’aime travailler, où je me sens à l’aise, et où il règne en plus une grande liberté : cela permet par exemple de parler d’un sujet comme celui des migrants d’une autre manière, avec d’autres images, qui transforment la réalité. J’aime beaucoup le documentaire car il permet des rencontres, une exploration du monde, et j’ai besoin également de la part d’imaginaire ; de combiner les deux.

On sent que c’est une piste que vous aimez suivre, par exemple avec l’équipe des spirites d’E.s.p.r.i que vous avez intégrée au film ?

Eux n’étaient évidemment pas présents dans le scénario initial. Lors de notre premier jour de repérages nous sommes passés à Port-Saint-Louis-du-Rhône, et il y avait dans le journal La Provence un article consacré à e.s.p.r.i, que j’ai mis de côté. Un peu plus tard, quelqu’un nous raconte que Port-Saint-Louis-du-Rhône est une ville hantée, car elle a été construite au 18è siècle en exploitant des prisonniers, dont beaucoup mouraient alors du paludisme et étaient enterrés sur place. Au 20è siècle, lorsque les darses du port autonome ont été creusées pour l’agrandir, les corps, les squelettes des prisonniers ont été exhumés, et des témoignages de phénomènes surnaturels ont commencé à faire surface eux aussi. Pour moi cette histoire a été un déclic, cela collait avec notre envie de filmer des invisibles, des gens que l’on ne voit pas d’habitude. Les spirites d’e.s.p.r.i sont des gens qui cherchent eux aussi à attraper l’invisible ; à le rendre visible comme le fait le cinéma finalement. Et ils sont comme une équipe de cinéma à leur manière, ils filment, ils enregistrent les sons – un reflet de ce qu’était notre propre équipe de tournage.

Votre parcours qui mêle fictions, documentaires, théâtre, est le contraire d’unidimensionnel, mais avec pour ligne directrice ce que vous appelez « l’envie de filmer sur mon territoire de vie », dans les environs de Marseille. Vous vous imagineriez filmer ailleurs ?

Il se passe quelque chose se finissait initialement sur une lutte sociale, et si cette idée a finalement été mise de côté pour cette fois elle m’attire toujours. Une de mes envies actuelles est d’aller voir, et filmer, ce qui se passe à Bure, avec le projet de centre d’enfouissement des déchets nucléaires dans le bois Lejuc. J’ai découvert que Verdun n’est qu’à soixante kilomètres de là, et cela a renforcé mon envie de m’intéresser à ce territoire qui n’est pas neutre, de faire un film traitant de sa mémoire et de son évolution.

Notre critique de Il se passe quelque chose est à lire ici.

Le 71ème Festival de Cannes se déroule du 8 au 19 mai 2018.