« What is happening, America ? » est la vraie question posée par WHAT HAPPENED, MISS SIMONE ?

Documentaire musico-biographique de facture très classique, What happened, Miss Simone ? ne bouleverse en rien les habitudes de ce genre de cinéma. Mais il a pour lui les qualités qui produisent des biopics (sous la forme de fictions ou de documentaires) réussis, en mode mineur ; et il fait le lien entre l’époque de Nina Simone et la nôtre, rongées par les mêmes maux que rien ne semble pouvoir abolir.

La réalisatrice Liz Garbus s’efface devant la grandeur de son sujet, et reste fidèle au vécu de celle-ci, sans porter de jugement, peu importe ses décisions et ses accidents. Ce même mélange de modestie et d’honnêteté fait aussi la beauté de Love & Mercy, le film consacré par Bill Pohlad à Brian Wilson. Le leader des Beach Boys et Nina Simone ont eu des parcours similaires (une période bénie de créativité magistrale et couronnée de succès dans les années 1960, suivie d’une longue et douloureuse éclipse, au bout de laquelle une résurrection inespérée vient permettre à l’un comme l’autre de donner à sa vie un dernier chapitre plus apaisé) ; il est normal de voir les longs-métrages qui narrent leurs histoires se rejoindre à leur tour. Cependant, une différence fondamentale sépare Wilson et Simone – la couleur de peau, et ce qu’elle vous impose dans votre relation au monde. En dehors de ses démons intérieurs, les seuls ennemis de Brian Wilson durant les sixties étaient les Beatles, dans le cadre d’une rivalité purement artistique. Nina Simone, pour sa part, s’est vue forcée dès son enfance à endurer le racisme impitoyable et obtus en vigueur dans son pays.

Nina Simone a compris dès les années 1970 que la lutte que ses chansons militantes portaient est morte sans avoir obtenu de véritable victoire

La longue et passionnante section de What happened, Miss Simone ? traitant de l’engagement sans borne de la chanteuse dans le mouvement des droits civiques fait évidemment écho aux drames meurtriers qui se perpétuent aujourd’hui, de Ferguson à New York ; et vient douloureusement rappeler que rien n’a réellement changé pour la population noire-américaine. Nina Simone l’avait compris dès les années 1970, comme on peut le voir dans une interview où elle dit ne plus chanter sur scène ses chansons militantes (pourtant si puissantes : Mississipi Goddamn, Strange fruit, Backlash Blues…), parce que la lutte qu’elles portaient est morte sans avoir obtenu de véritable victoire. L’une de ces chansons, Strange fruit, connait aujourd’hui une nouvelle vie, avec son utilisation par Kanye West dans Blood on the leaves. La voix de Nina Simone y est mêlée à celle de West à un point tel que l’on dépasse le simple sample, pour se rapprocher d’un duo à travers les époques.

Le vers « Blood on the leaves » emprunté à Strange fruit revient dans un autre morceau du même album du rappeur, New slaves : « I know that we are the new slaves / I see the blood on the leaves » (« Je sais que nous sommes les nouveaux esclaves / Je vois le sang sur les feuilles »). Les premières paroles de cette chanson, « My momma was raised in an era when / Clean water was only served to the fairer skin » (« Ma mère a été élevée à une époque où / L’eau pure était seulement servie aux gens à la peau claire »), enfoncent le clou de la filiation entre les deux artistes. Filiation thématique autant que psychologique ; car le racisme et les discriminations n’évoluent pas d’une génération à la suivante, de même que la schizophrénie infligée aux hérauts noirs qui réussissent dans le show-business. Le même piège retors a été tendu à Miss Simone et Mister West. L’une et l’autre se sont imposés par leur seul talent, mais lorsqu’ils affichent crânement leur volonté de rester intègres même une fois parvenus au sommet on leur oppose l’argument fallacieux de la fortune de leur situation individuelle, dont on essaie en plus de faire croire qu’ils la doivent à l’industrie et non à eux-mêmes.

Ces chanteurs qui se manifestent sur le racisme dont ils ont eux-mêmes été victimes deviennent « polémiques » quand ceux qui s’inventent champions de causes consensuelles et lointaines font l’unanimité

Par cette inversion cynique on tente de les isoler, on joue l’individu contre le groupe pour lui réclamer un changement d’allégeance (envers le système qui l’a récupéré plutôt qu’envers la lutte menée par sa communauté d’origine) et le décrédibiliser en cas de refus. Ces chanteurs qui se manifestent sur le racisme dont ils ont eux-mêmes été victimes deviennent « polémiques » (les émissions et salles qui refusaient de faire venir Nina Simone, les pétitions qui pullulent pour annuler les concerts de Kanye West à Glastonbury ou aux Jeux Panaméricains) ; quand ceux qui s’inventent champions de causes consensuelles et lointaines font l’unanimité. Inévitablement la situation s’envenime pour Simone et West, fortes têtes refusant de fléchir et bataillant avec encore plus de rage, au point de ne pas toujours maîtriser celle-ci – voir les monologues qui s’ajoutent aux chansons, les prises à parti du public. La fuite en avant de la radicalisation devient la seule solution pour résister à la folie induite par l’attitude de la société, qui les accuse faussement plutôt que de répondre à leurs accusations légitimes.

WHAT HAPPENED, MISS SIMONE ? (Etats-Unis, 2015), un film de Liz Garbus. Durée : 102 min. Disponible sur Netflix depuis le 26 juin 2015.

Erwan Desbois
Erwan Desbois

Je vois des films. J'écris dessus. Je revois des films. Je parle aussi de sport en général et du PSG en particulier.

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