L’HOMME DES FOULES, les petites fenêtres de nos solitudes
La petite vie d’un conducteur de train bouleversée par sa relation de plus en plus intime avec une de ses collègues. Un format carré et une image resserrée pour dire la solitude moderne et nous laisser voir, en creux, la mutation du monde en espace virtuel. Un beau pari formel qui ne tient pas sur la longueur. Mais un beau pari quand même…
Adaptation de la nouvelle éponyme d’Edgar Allan Poe, L’homme des foules est un drôle de petit objet, un film envoûtant qui surprend par son parti-pris formel. Ses réalisateurs Marcelo Gomes et Cao Guimarães ont opté pour un format carré, où le cadre se voit considérablement rétréci. L’homme des foules est fait pour la tablette en position verticale. On n’en perdrait pas une miette, pas un seul de ces beaux plans urbains et anonymes (il s’agit de la cité brésilienne Belo Horizonte mais n’importe quelle autre ville aurait fait l’affaire). C’est là l’inquiétant. Le format de L’homme des foules est étranger au cinéma classique mais il ne l’est pas à nos existences connectées. Nous nous sommes mués en format carré, en photo de profil, en instant Instagram, nous ouvrons et fermons des fenêtres virtuelles.
Le cadre de L’homme des foules est l’expression plastiquement parfaite de la solitude moderne, condition la mieux partagée dès lors qu’elle consiste à se poster devant un écran d’ordinateur. Internet et Facebook n’existent pas ici mais tout se passe comme si les réseaux avaient contaminé le monde ou l’avaient absorbé, comme si, une fois qu’on s’est approché des corps, il n’y avait physiquement pas la place pour deux personnes. Cette image resserrée symboliserait alors autant le voyeurisme ordinaire facebookien (le regard sur d’autres vies privées) qu’elle renverrait à l’espace réservé du profil perso, supposé inviolable. Autant dire qu’on n’est pas loin de la science-fiction, du film d’anticipation, de la dystopie.
La technologie est le quotidien de Juvenal, conducteur de trains et promeneur solitaire. Le film suit aussi Margo qui s’assure du bon fonctionnement des machines à distance, l’oeil braqué sur une multitude de moniteurs. La petite vie de Juvenal est bouleversée le jour où sa collègue (ou est-ce sa supérieure hiérarchique ?) lui demande d’être le témoin de son mariage. Rien ne témoigne d’une proximité entre les deux personnages ou d’un passé commun (amical, amoureux). Ce qui rend cette requête d’autant plus étrange et symptomatique d’un vide aussi profond chez l’un que chez l’autre.
Ce rapprochement de deux solitudes est le seul véritable enjeu dramatique d’un film évanescent, qui ne tient pas sur la longueur. De même qu’il rompt avec les formats traditionnels en affichant un cadre exigu, L’homme des foules aurait gagné à être plus rétréci dans sa durée, à n’être peut-être qu’un moyen métrage, quelque chose de moins dilué, de plus ristretto, de plus fort.
L’HOMME DES FOULES de Marcelo Gomes et Cao Guimarães (Brésil, 2012). Avec Paulo André, Sílvia Lourenço, Jean-Claude Bernardet. Durée : 95 min. Sortie en France le 25 mars 2015.