THE UNKNOWN KNOWN d’Errol Morris
« The Unknown known » : l’expression est de Donald Rumsfeld. Elle désigne ce que l’on croit savoir, mais que l’on savait de travers. Errol Morris tente donc de lever le voile sur ce que l’on croyait savoir du stratège au passé trouble des dernières guerres US, dans un documentaire bourré d’effets dont la stratégie n’est pas très claire non plus.
Il faudrait commencer par se mettre dans la peau de quelqu’un qui n’est pas dans la salle. L’ouvreur, par exemple. Il n’a pas vu le film. Il ne sait pas ce qui passe. Il entend seulement la musique. Cette musique, c’est du Danny Elfman, joué à fond ; une partition aussi flamboyante, toute en violons et en chœurs, que celles d’Alice au pays des Merveilles ou de Spiderman. Que s’imagine alors notre ouvreur ? Sûrement pas ce qu’il peut voir s’il jette un œil à l’écran : en gros plan et tout sourire, Donald Rumsfeld, ministre de la défense sous George Bush, stratège de la guerre en Afghanistan puis en Irak, et auteur d’un fameux « si si je vous jure Saddam Hussein cache des bombes atomiques dans son jardin » (citation approximative). L’ouvreur serait donc dans la salle de The Unknown know, documentaire d’Errol Morris en compétition à Venise. Pas vraiment Alice, ni l’homme-araignée. Dans l’univers d’Elfman, ce serait plutôt le politicien véreux joué par Christopher Walken dans Batman : le Défi.
C’est très étrange et en même temps, ça se tient. Noyé par sa musique hyper-redondante, le documentaire imite une forme américaine en diable pour interviewer le plus américain des Américains. De deux choses l’une : soit le documentaire est totalement partial, soit il est critique. S’il est partial, cela veut dire que tous les effets de mise à distance du discours de Rumsfeld ne sont que poudre aux yeux, à commencer par cette façon de faire apparaître à l’écran les mots qu’il emploie et qui méritent réflexion (« brutal », « terroriste », etc.). S’il est critique, cela veut dire que lorsque la définition du mot « définition » finit par s’afficher aussi à l’écran, Morris suggère que la forme même de son documentaire doit être mise à distance aussi, et qu’à l’instar d’Oliver Stone et de son sirupeux World Trade Center, il ne fait qu’imiter une façon de faire américaine pour mieux la critiquer de l’intérieur.
Deux hypothèses, il suffit d’en choisir une pour aimer ou détester le film. Lorsque Rumsfeld apparaît sur l’écran la première fois, la salle vénitienne lui voit clairement des petites cornes sur la tête et une langue fourchue entre les dents. L’ambiance est à l’hilarité quand il déclare, droit dans ses bottes : « Nous n’avons jamais assassiné de leader politique étranger ». Ce scepticisme est problématique, tant il paraît couler de source. Pourquoi tout rejeter d’emblée de ce que pourrait dire Rumsfeld ? Le documentaire révèle un homme pragmatique et plutôt dévoué, rien d’autre. C’est qu’il ne faut pas perdre de vue une chose. Le Rumsfeld de l’interview a 81 ans. Il s’agit d’un homme retraité, qui n’a plus rien à gagner et plus grand-chose à voir avec le jeune loup des vidéos d’archives, même celles qui n’ont que dix ans. Errol Morris scrute ainsi comment, en vieillissant, les hommes politiques évoluent, regrettent ou réinventent le passé, tâchent de garder le sourire malgré leurs erreurs, parfois criantes. Cette troisième hypothèse permet de voir autre chose dans The Unknown known qu’une mascarade propagandiste, et de l’apprécier un peu.
THE UNKNOWN KNOWN (USA, 2013), un film d’Errol Morris, avec Donald Rumsfeld et Errol Morris. Durée : 105 minutes. Sortie en France indéterminée.