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Comme procédé, le méta-cinéma a fait ses preuves (voir Godard, Tarantino) mais, mal dosé, il peut détruire un film de l’intérieur. Vus coup sur coup au Festival de Cannes, deux longs métrages français font figure de cas cliniques sur le sujet : Nos héros sont morts ce soir, de David Perrault (Semaine de la Critique), et Tip top, de Serge Bozon (Quinzaine des réalisateurs).
Dans la lignée de The Artist, Nos héros sont morts ce soir de David Perrault déborde de méta-cinéma, jusqu’à l’overdose. Le point de départ est pourtant séduisant : une histoire d’amitié et de duplicité dans le milieu voyou du catch parisien au début des années 60. Mais ce premier film ferme complètement la porte à la série B directe et robuste qu’appelaient le sujet, l’univers, les personnages. Le film noir potentiel est tué dans l’œuf car les péripéties et les émotions qui pourraient – devraient – le composer sont ignorées, balayées dès l’instant où elles apparaissent. Au lieu de quoi Nos héros sont morts ce soir reste fiché dans les terres « méta » de l’hommage, du commentaire. L’affaire tourne à l’opération de fétichisme pur, qui elle-même tourne à la désagréable expérience mortifère. Car la base de « méta » employée par Perrault n’est pas de première qualité. Trop fréquemment, les références s’éparpillent (un bad guy qui soudain ressemble au Joker, un monologue sur une histoire de préjudices moraux et financiers totalement anachronique), les digressions ouvrent des voies qui ne débouchent sur rien de valable ou d’intéressant – ainsi cette critique d’un disque de Gainsbourg, fraîchement sorti à l’époque du film, mais dont le personnage parle avec le point de vue de notre époque. Les maladresses de ce genre s’accumulent et étouffent Nos héros sont morts ce soir, à commencer par ses protagonistes, faits seulement de dialogues ineptes. Les hommes n’ont rien à dire, les femmes ne parlent que par références, les comédiens des deux sexes sont livrés à eux-mêmes.
Pour Tip top, le mal est encore plus sérieux. Un exercice vain, décourageant, saturé en « méta », qui tient davantage de la performance artistique que du film proprement dit. Très vite, il ne s’y trouve plus aucun contenu à tordre, plus de fondement à la divagation. Serge Bozon épuise vite son idée inaugurale (une enquête sur la mort d’un indic de la police, menée par deux inspectrices affectées par des déviances sexuelles) et ne prend pas la peine d’en rajouter d’autres. Son usage du « méta », qui prend immédiatement le relais, ne crée aucun nouveau niveau de conception du film, il ne fait qu’annuler l’existant. Tel un trou noir il engloutit tout ; avec lui au centre du film, toute la matière est vouée à finir au rebut, par la déconstruction, la dissonance, le détournement. Cette mécanique détraquée provoque bien quelques éclairs comiques, soutenus par les numéros loufoques des acteurs (Isabelle Huppert, Sandrine Kiberlain, François Damiens). Mais elle mène principalement à un grand écart permanent, et lassant, sur tous les points. Puisque les attaches narratives et rationnelles n’ont plus cours, alors tout est disponible et Bozon dispose. Il passe du carton-pâte à la sophistication, de clins d’œil comiques faciles à des gags au douzième degré, de velléités sociologiques à des embardées grotesques, d’une réflexion théorique à nu à un canevas de boulevard. Cet agrégat informe en fait crier certains au génie ; on peut aussi considérer qu’en ayant coupé définitivement les ponts avec la réalité, pour flotter en apesanteur dans le « méta » à l’état pur, il s’est vidé de tout intérêt.
Un autre premier long-métrage français, également montré à la Quinzaine des réalisateurs, peut faire office de contre-exemple (contrepoison ?). Les apaches de Thierry De Peretti n’emprunte pas que son titre au genre western, il en emploie aussi et surtout les codes pour les appliquer fidèlement à une situation locale, ancrée dans le réel de la Corse d’aujourd’hui. On retrouve la ville anonyme, sa hiérarchie sociale, des fusils, ainsi qu’un usage de la violence qui est essentiellement latent, et n’explose physiquement que par erreur et accumulation de colère. À partir de ces éléments, De Peretti compose un récit captivant, tout en droiture et âpreté. Les enjeux sont clairs (une bêtise d’adolescents dégénère en escalade de mauvaises décisions et de coups de sang, forcés par la panique grandissante), les personnages carrés, la logique du pire inflexible. Sans jamais avoir besoin de forcer son matériau, le réalisateur maintient une tension étouffante, principalement grâce au talent qu’il démontre à inscrire les scènes dans la durée. Les ramifications sociales évidentes de l’histoire sont elles aussi très bien aiguillées. Les rapports délétères entre les individus sont imprégnés à un tel point des passifs de classes qui les dépassent, et dont ils sont les jouets plus que les moteurs, que le film n’a nul besoin d’en passer par le discours explicite pour faire passer ses pensées. S’en remettant sans cesse à la limpidité de la narration et à la franchise des caractères, De Peretti oppose au « méta » l’« infra » : inoculer ses idées dans les racines du film, et laisser ce dernier les porter naturellement à mesure qu’il grandit. Une pratique vieille comme le cinéma, et dont on ne se lassera jamais de voir des réalisateurs la cultiver et en récolter les fruits.