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Suite et fin du diptyque consacré à l’immense et obsédant Holy Motors. Comme un contrechamp au texte précédent avec en guest stars la limousine accidentée de Mulholland Drive, le cadavre de Bardot et les fantômes d’Alfred Hitchcock et d’Alain Resnais.
Silencio…Motor
La dernière limousine à avoir marqué les esprits était bonne pour la casse. Elle date de 2001. Avant l’accident, elle filait incognito dans la nuit, sur la plus haute colline de Los Angeles : on aura reconnu Mulholland Drive de David Lynch, les deux vies (deux seulement ?) d’une actrice ratée, le cauchemar d’être ou ne pas être une star à Hollywood. Le premier film rêveur du 21e siècle s’achevait sur un « Silencio ». En référence au club où échouent en pleine nuit Betty et Rita mais aussi, peut-être, en hommage au « Silenzio » du Mépris dont Mulholland Drive est le remake à peine avoué. Bardot, blonde ET brune comme les deux héroïnes lynchiennes, y meurt tragiquement…d’un accident de voiture.
Avant de dire « Motor », il fallait donc faire « Silence ». Quid de « Holy » ? Fait-il écho à Hollywood ? L’ « usine à rêves » disparaîtra-t-elle un jour au profit des limousines qui rêvent ? A la vérité, on ne les a pas vues rêver. Disons qu’elles en seraient bien capables. Dans le nouveau Carax, elles pensent, parlent et s’inquiètent de leur sort. « Bientôt, explique l’une d’entre elles, ils nous mettront à la casse. Ils ne veulent plus de machine visible. Ils ne veulent plus de « moteur » ni d’ « action ». » Dans Mulholland Drive, les limousines meurent aussi mais le mot se dit encore, comme lorsque Betty auditionne à Hollywood. Holy Motors, c’est un peu 11 fois cette scène mémorable, 11 films en puissance ; tous ceux que Carax n’a pas pu tourner depuis Pola X. Kylie Minogue parle pour lui dans le bouleversant segment musical à la Samaritaine : « On a 20 minutes pour rattraper 20 ans ».
A notre grand regret, pas de mot « action » dans cet extrait. Youtube préfère faire démarrer la scène juste après le mot sacré. L' »holymotorisation » commence.
Cinéma partout, cinéma nulle part…ou presque
Etrange monde que celui qui fait parler les limousines. Etrange, ce monde où elles servent de roulotte à un individu prenant l’apparence et la place d’autres individus. Etrange encore ce monde où il est impossible de mourir. Autrefois (aujourd’hui), on appelait ça faire du cinéma, faire l’acteur. Mais dans le monde d’Holy Motors, les caméras sont devenues invisibles. Le cinéma est partout, le cinéma est nulle part. On ne sait plus quel nom donner à l’activité d’Oscar (Denis Lavant, 11 fois) : ouvrier du jeu et du déguisement, substitut provisoire de personne vacante ou disparue. Sa journée de travail semble n’avoir ni début ni fin. Il n’est pas sûr que son dernier rendez-vous le ramène dans son vrai chez lui.
La seule fois où le cinéma trouve à se matérialiser, c’est dans l’hallucinante séquence d’ouverture. Leos Carax trouve un passage secret dans le mur de sa chambre d’hôtel. La porte qu’il ouvre de son doigt métallique mène à une salle de spectateurs endormis, cousine du Silencio de Lynch (sièges en velours rouge et promesse d’entrer dans un monde parallèle). Impossible de savoir ce qu’ils sont censés regarder. Un vieux film à en juger par la bande-son.
Ce lieu caché, c’est la grotte d’un cinéma mécanique perdu – perte qui pour l’instant n’est que spéculation de science-fiction, nostalgie anticipée. Ce lieu sacré, c’est le cinéma dans sa sauvage innocence. Seuls les enfants et les animaux y sont en état d’éveil tandis que Carax intègre au montage les travaux de Muybridge sur la décomposition du mouvement. Dans ce décor, il y a enfin un peu de la salle de quartier abandonnée des Contes de la nuit de Michel Ocelot. A la nuit tombée, celle-ci se transforme en véritable usine à histoires. Les récits initiatiques du père de Kirikou s’y fabriquent à la chaîne.
Dans l’un des plus beaux moments de Holy Motors, Oscar incarne un vieillard nommé Vogan. Avant de le rejoindre sur son lit de mort, sa jeune compagne lance le CD qui servira de fond musical à leur scène d’adieux. La machine est visible. Elle n’altère pas la magie de la scène, jouée comme telle, montrée comme telle. Vogan s’éteint. Encore maquillé, Oscar revient de sa mort fictive. Sa « partenaire » et lui échangent quelques mots, comme deux acteurs après une prise, comme un couple après l’amour, comme un client avec une prostituée après avoir joui.
Au temps du cinéma visible, la caméra aurait arrêté de tourner. Au temps du cinéma invisible, le spectateur peut voir ce qu’il y a avant « silence » et après « coupez ». La prise est bonne mais la caméra n’y est pas.
L’acteur, ce beau cadavre
Oscar revit, Oscar ne meurt pas. Une auréole se dessine sur le pare-brise de sa limousine. Est-ce assez pour en faire une figure christique ? Probablement pas. Sisyphe ferait un modèle plus convaincant. Ou Orphée mais celui de Cocteau. Peut-être faudrait-il reprendre l’histoire là où elle a commencé. A Cannes, il y eut deux grands films d’acteur(s) : Holy Motors et Vous n’avez encore rien vu d’Alain Resnais…Commençons donc par le début. On connaît celui du nouveau Carax. Chez Resnais, les acteurs, tous dans leur propre rôle, sont aussi des spectateurs. Enfermés dans une salle de projection à la demande de leur ami défunt, ils visionnent une captation de l’« Eurydice » de Jean Anouilh. Ils en furent autrefois les interprètes, l’homme qui les a conviés le metteur en scène. Le cérémonial dialogue avec Holy Motors et reproduit L’année dernière à Marienbad avec sa représentation théâtrale et ses êtres statufiés, fantomatiques, morts probablement. Arditi, Azéma, Piccoli et cie ne sont pas si différents. Leurs gestes sont mécaniques. Ce sont des machines à jouer. Ils revivent sous la peau d’un autre, Orphée ou Eurydice. S’ils revivent, c’est donc qu’ils étaient morts. Chez Carax et Resnais, l’acteur aura été un beau cadavre et la machine qui renferme le cinéma un sépulcre.
Avec ses mannequins, êtres factices à l’abandon, et ses amants maudits (Denis Lavant et Kylie Minogue), l’épave de la Samaritaine serait-elle le Marienbad de Holy Motors ? Dans le monde de simulacres inventé par Robe-Grillet, rien d’humain si ce n’est la volonté de l’homme (héros qui n’a pas de nom) de rappeler la femme (elle n’en a pas non plus) à leur histoire d’amour passée. Ils se sont aimés et se sont donné rendez-vous « l’année dernière ». Il vient maintenant la chercher, elle dit ne se souvenir de rien. Ou comment Delphine Seyrig est investie comme une nouvelle Madeleine (Vertigo), l’apparition du maître, du moins de son image en grandeur nature, faisant foi. La romance d’Holy Motors diffère car les amants se souviennent à deux. Mais il y a bien de l’icône hitchcockienne et de sa duplicité en Kylie Minogue. Sur les toits de la Samaritaine, la blonde se métamorphose en brune pour se tenir, tout juste après, au bord du précipice. Vertige. La littérature a inventé la madeleine de Proust. Ces grands malades que sont les cinéphiles ont la Madeleine d’Hitchcock. Carax l’aime autant que les autres. Ce n’est qu’un des nombreux bonheurs d’Holy Motors.