AURORA de Cristi Puiu

Quand un homme ordinaire se mue en tueur, Cristi Puiu filme les à-côtés de ses crimes : un traitement déstabilisant qui laisse des traces.

Deuxième volet de ce que Cristi Puiu annonce comme une hexalogie de films ancrés dans la périphérie de Bucarest, Aurora fait suite à La mort de Dante Lazarescu, récit de la lente agonie d’un retraité roumain pris au piège d’un système de santé insensible et alambiqué. Dépeindre des hommes seuls tentant d’exister dans une société trop grande pour eux : telle semble être la principale marotte du cinéaste, dont le plaisir suprême consiste à laisser longuement macérer ses personnages dans leur malaise afin de le rendre contagieux, presque toxique. Cette fois, il s’attaque à un Roumain moyen prénommé Viorel, qu’il a choisi d’incarner lui-même, au moment où celui-ci s’active à préparer minutieusement un acte criminel dont on ne connait pas grand-chose, si ce n’est l’arme qu’il compte utiliser : un fusil assemblé et préparé avec soin, puis mis à l’épreuve lors de séances d’entraînement visant à ne rien laisser au hasard. Viorel n’a ni l’allure ni le charisme d’un tueur idéologue. Il semble simplement mû par une colère intérieure qu’il peine parfois à réprimer, une haine froide à l’égard d’une société ayant contribué à l’enfermer dans la solitude et le malheur.

À chaque fait divers sordide, nombreux sont les reportages dans lesquels des riverains abattus dressent un portrait sommaire de leur tueur de voisin, immanquablement décrit comme un homme poli et sans histoires. Plus que le mobile ou le modus operandi, c’est cette façade qui semble fasciner Cristi Puiu, d’où la longueur nécessaire (3 heures) d’un film s’intéressant davantage aux moments de creux, forcément majoritaires, qui jalonnent l’existence de Viorel. Qu’il s’agisse de gérer une fuite d’eau ou de canaliser des déménageurs, chaque élément finit par ressembler à une épreuve insurmontable, une agression extérieure face à laquelle il ne sait plus comment répondre. Au coeur du film, Puiu fait vivre sans gros sabots un contraste saisissant : Viorel n’est jamais aussi calme que lorsqu’il s’apprête à tuer, comme si le silence induit par le meurtre était plus facile à supporter que le bruit des mots. Et s’il lui faut quelques minutes pour retrouver son souffle après avoir commis l’irréparable, c’est parce qu’il est conscient de la gravité de ses actes. Aurora ne s’intéresse pas à la barbarie, pas plus qu’à la folie : sa propension à baigner dans le réel en évitant toute forme de racolage est plus qu’admirable.

Avant même que le personnage n’entame son parcours meurtrier, il semble déjà sorti d’une société dont il refuse désormais les conventions et les usages. Muet la plupart du temps, Viorel lâche parfois les vannes au gré d’interventions agressives, appuyées par un regard noir et pénétrant qui dit sa lassitude et sa détermination. Face à un collègue qui lui doit de l’argent ou à des vendeuses qui lui mentent, il refuse de courber l’échine et de se complaire dans un savoir-vivre qui ne lui apporte plus rien. Il avance tête baissée, semant l’incrédulité et la tension autour de lui. Cette auto-marginalisation serait-elle la pire des armes ? Quasiment, précise Puiu, qui rejette tout autant la paranoïa comme la polémique. Ce cinéma roumain, qui dissèque sans écraser, est sans doute l’un des plus fascinants de notre temps. Quelque part entre La mort de Dante Lazarescu et l’incroyable Policier, adjectif de Corneliu Porumboiu se dessine un véritable courant, dont l’un des principaux moteurs semble être une incompréhension coite à l’égard de cette société qui tourne à vide. Aurora est à coup sûr l’un des représentants les plus saisissants de cette vague de films aussi longs que bons.

 

AURORA (Aurora, Roumanie, 2010), un film de Cristi Puiu, avec Cristi Puiu, Clara Voda, Valeria Seciu. Durée : 181 min. Sortie en France le 21 mars 2012.