SUBURBAN BIRDS, vision magistrale d’un monde bancal

En 2015, les heureux festivaliers de Locarno découvraient Kaili Blues de Bi Gan, un premier film d’une sensibilité et d’une inventivité sidérante. Trois ans plus tard, Suburban Birds de son compatriote Qiu Sheng semble à la fois lui devoir beaucoup, et suffisamment s’en distinguer pour mériter le même éloge.

En périphérie d’une grande ville, l’affaissement du sol d’un quartier a provoqué une dangereuse inclinaison des bâtiments, et conduit la municipalité a en évacué les habitants. La cause de l’incident reste à trouver, et si le réalisateur Qiu Sheng enterre parfois ce mystère premier sous une multitude d’intrigues annexes et passionnantes, il ne le néglige pas pour autant. Il saura même valoriser cet enjeu central, afin de préserver au mieux la cohérence d’un récit dont les circonvolutions narratives exigeantes auraient sinon eu raison.
Certes, Qiu Sheng s’intéresse dans un premiers temps aux calculs et aux interrogatoires menés par une équipe de géomètres, seulement lorsque l’un d’eux, Xiao Hao, pénètre dans l’enceinte d’un collège abandonné pour le bien de son enquête, il fait une découvre qui dirige le récit dans une direction nouvelle. Il s’agit d’un cahier, celui d’un enfant nommé « Xiao Hao », dont les souvenirs s’invitent dès lors dans la narration. On suppose naturellement que le géomètre et l’écolier ne font qu’un, mais rien ne l’atteste complètement.

Il ne s’agit pas pour autant d’une construction faite d’allers-retours incessants, pas plus que la désormais usuelle scission en deux parties à la mode depuis une douzaine d’années (chez Hong Sang-soo, Thomas Clay, Bi Gan ou encore chez Apichatpong Weerasethakul, dont l’apparition tardive de l’écran-titre semble ici faire plus précisément référence encore). Un peu trop gourmand pour se restreindre à ces deux options, Qiu Sheng propose une alternative singulière et, surtout, il s’amuse avec les différents passages d’une temporalité vers l’autre. Ce n’est pas tant le cas avec les basculements attendus, les changements d’époque les plus limpides, simples cuts, simples fade out, mais surtout lorsque lesdits passages paraissent a priori impossibles, lorsqu’il nous mène à bon port sans même que l’on ait vogué, c’est dans ces moments-là que son puzzle s’avère le plus stimulant : Hao enfant trouve un objet perdu par lui-même une fois adulte (des jumelles) ; Hao adulte utilise ces mêmes jumelles au présent et se voit au passé (l’objet lui-même est un passage) ; avec ses camarades, il fait une mauvaise blague à l’équipe de géomètres pendant qu’ils siestent (le sommeil est un autre passage, bien sûr, comme chez Tchouang-tseu, comme chez Queneau… et comme chez Weerasethakul).

 

 

Fascinant ou non (il l’est), complexe ou non (pas tant), le parti-pris narratif de Qiu Sheng pourrait malgré tout être boudé par certains, hâtivement réduit à une facétie auteuriste, or le jeune cinéaste – conscient ou non de cet injuste opprobre en gestation – semble s’en être paré, puisqu’il a su enrichir le discours de son film par des choix de mise en scène parfaitement affirmés mais aussi divergents, du fait qu’il s’accorde aux images d’une temporalité ou d’une autre.
Ainsi, lorsque Qiu Sheng filme au présent, il use de nombreux zooms et dézooms. De prime abord, on pense à Hong Sang-soo, et c’est une scène dénuée de mouvement de caméra, située dans le passé mais néanmoins jumelle de Haewon et les hommes (2013), durant laquelle des amoureux sur un banc profite d’un enregistrement de musique classique grésillant et émouvant (sur un magnétophone chez HSS, ici via un étrange mini-violon électrique), qui paraît attester en différé de l’affection de Qiu Sheng pour le cinéaste coréen, et ainsi supposer qu’il s’en bien était inspiré pour ses zooms et dézooms… Mais au-delà de la référence éventuelle, ce que le jeune auteur tire de cette décision formelle s’avère réjouissant. Passant ainsi du plan large au plan rapproché, ou l’inverse, travaillant les révélations de plans d’ensemble, Qiu Sheng définit avec ses mouvements de caméra la capacité de contextualisation de Hao.
Au présent, que ce soit dans son enquête menée en solitaire pour découvrir les raisons littéralement profondes de l’affaissement de terrain, ou dans ses pérégrinations sentimentales, Xiao Hao s’évertue à mettre les choses en perspective ; à l’inverse de ses souvenirs d’enfance qui, eux, sont fatalement perçus dans leur ensemble, comme un bloc, uniforme, et inamovible évidemment. Comme dit précédemment, Hao parvient à observer le passé depuis le présent, tangiblement même avec ses jumelles, défiant toute logique temporelle, mais il ne saurait le changer, en revanche.

 

Le passé ne connaît aucun zoom, aucun dézoom, il s’observe, pas forcément en plans larges, mais à distance néanmoins. Et à bien y regarder, à défaut de pouvoir être remodelé, le passé est morcelé. Pas de grande coupe, pas d’ellipse, mais un morcèlement d’ordre symbolique donc, qui se manifeste de plusieurs façons : un trou dans les cheveux de Hao ; le découpage du cadre lorsque les personnages scrutent des paysages à l’aide de jumelle ; un gouffre béant soudainement apparu sur une route d’un quartier désolé. Ce sont les manques, les absences, qui empêchent Xiao Hao de compléter au présent le puzzle du passé, de comprendre ce qui l’a séparé de ses ami·e·s d’enfance. Dans l’exploration de sa jeunesse, de ses rendez-vous manqués, il se perd comme Chen (Yongzhong Chen) dans Kaili Blues (2015). Les deux films se ressemblent pour leur réflexion poétique sur le temps, sur la subjectivité de son expérience, chacun jouant à sa manière des plan-séquences ou bien des ellipses pour rendre la formation du souvenir à la fois frustrante et fascinante. Il y a vers le début de Suburban Birds l’image d’un train rapide se reflétant dans un miroir, plan lui-même miroir de celui du train projeté sur un drap dans Kaili Blues. Ce sont deux séries de wagons filant à vive allure, à la fois hors et dans le même espace que le protagoniste, deux trains impossibles à prendre en marche, les courses folles du train des souvenirs. Quelques minutes plus tard, lorsque Hao gravit les escaliers de l’école abandonnée, le plan est sombre, puis il trébuche et détourne notre attention comme s’il était l’assistant de Qiu Sheng l’illusioniste, et lorsqu’il se relève, la caméra panote et révèle un décor ensoleillé. Le temps a changé en une fraction de seconde, dévié de sa course, comme XiaHao lui-même.
Le sentiment de perte, d’oubli, de trouble, au-delà d’une esthétique et d’une sensibilité proches de Kaili Blues, Qiu Sheng parvient finalement à la faire ressentir avec un autre rapprochement, plus surprenant encore : le périple du jeune Hao et de sa bande, l’espace d’une après-midi où ils décident de rendre visite à un camarade resté chez lui, a tout d’un décalque d’un célèbre dessin animé du Studio d’Animation de Shanghai : Les petites carpes (He Yumen, 1958). Le jeune cinéaste chinois en fait une relecture amère, presque douloureuse. Le court-métrage animé racontait comment cinq poissons parvenaient à s’aventurer le long d’un fleuve, bravant les peurs, s’entraidant pour dépasser un barrage, jusqu’à découvrir à la nuit tombée une belle cité moderne.




Dans Suburban Birds, on assiste à un même voyage, aux mêmes étapes, mais les péripéties tournent plus mal. Ce sont bien cinq enfants là aussi qui prennent la route mais avec une différence lorsqu’ils font face à un mur comparable au barrage des Petites carpes : si eux aussi se font la courte échelle, le dernier ne trouve pas le moyen de passer au-dessus à son tour et se voit contraint d’abandonner ses amis. Il n’est pas même filmé, on ne le voit plus, mais on l’entend, et bientôt plus non plus. Un autre enfant disparaîtra subitement peu après. Ils ne sont plus que trois lorsqu’ils atteignent une rivière, et font face à un pont et un train, soit l’exact même décor que celui de la dernière scène des Petites carpes. Seulement, là où le dessin animé chinois célébrait, comme il se devait particulièrement à l’époque, la capacité de réinvention nationale, la modernité plutôt que la conservation, pour un happy ending curieux (aux yeux des spectateurs occidentaux, du moins), Suburban Birds frappe les trois enfants d’une soudaine mélancolie, possiblement infusée par une forme de prescience, celle de leur devenir, de leur désunion. Observant un pont, observant un train, Hao ne peut plus rester inerte, on l’imagine alors monter sur l’un ou dans l’autre, fuir ce passé et rejoindre sa vi(ll)e présente mais toujours pantelante.

Au présent, sous la surface et la calme apparent, ça pousse, ça gronde même. Quel que ce soit le résultat de son enquête sur les raisons de l’affaissement naissant de cette autre cité moderne, Xiao Hao sait bien que ce sont avant tout ses souvenirs qui se manifestent, et qui font ainsi chavirer le monde fragile qu’il s’était construit.

 

SUBURBAN BIRDS (Jiao qu de niao, Chine, 2018), un film de Qiu Sheng, avec Mason Lee, Gong Zihan, Huang Lu… Durée : 118 minutes. Sortie en France non déterminée.

Hendy Bicaise
Hendy Bicaise

Cogère Accreds.fr - écris pour Études, Trois Couleurs, Pop Corn magazine, Slate - supporte Sainté - idolâtre Shyamalan

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