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Sachez-le : les genres, les thèmes, les formes, sont aussi variés à War on Screen que dans n’importe quel autre festival. La diversité politique est incroyable, et sa sélection est peut-être même moins violente que d’autres, tant ici les films s’intéressent à la périphérie des guerres, puisqu’on ne va pas refaire le Soldat Ryan à chaque fois. Là où Cannes et les nombreux festivals du film policier ou d’horreur mettent un point d’honneur à inonder leurs compétitions de scènes choc, à War on Screen mieux vaut miser sur la sobriété.
Vous avez probablement moins entendu parler de la 4e édition de War on Screen que vous auriez dû, et c’est bien dommage. Le challenge qui consiste à inviter les journalistes à couvrir ce qui se présente d’abord comme « le festival du film de guerre de Châlons-en-Champagne » est réel, et le compte-rendu qui suit a des risques d’être le seul que vous pourrez lire sur cet événement. Celui-ci peut pourtant se targuer d’être le seul de la région Grand Est à bénéficier du soutien du CNC, et d’avoir vendu plus de 15 000 tickets en cinq jours de festival – soit une augmentation de 300% par rapport à la première édition en 2013, comme s’en est vanté, à juste titre, le directeur Philippe Bachman lors de la cérémonie de clôture.
Accompagnée par des focus sur la guerre d’Algérie, de Chine, ainsi que sur les exodes et les sièges au cinéma, la compétition de cette nouvelle édition de War on Screen se composait ainsi de dix films, dont quatre n’ayant toujours pas trouvé de distributeur. Non, il ne s’agissait pas de dix films de guerre, et on n’a pas passé cinq jours à regarder des prothèses sanguinolentes et des soldats pubères retenir leurs tripes en appelant maman (bon, c’est arrivé une fois, mais ce n’était pas le meilleur film).
Du coup, on aurait bien cité du SanSeverino (« les films de guerre… c’est ce que je préfère… tu, tudu, tu, tudu »), mais cela s’annonce difficile pour la bonne raison que les films diffusés, loin d’être des films de genre, étaient exigeants, poignants, parfois graves et suffisamment intéressants pour souvent dépasser le simple plaisir cinéphilique tel qu’on pourrait le chantonner avec une guitare. C’est le problème des festivals se donnant un thème précis plutôt que de chercher à représenter la production cinématographique d’un moment donné, ou un format précis : les journalistes craignent de n’y découvrir qu’une trop petite portion des sorties à venir. Le Festival International du Film d’Environnement, à Paris, est confronté au même souci. Il y est infondé, comme à War on Screen. Le thème donné est plus une note de fond, un bourdon, une constante, qu’une règle stricte.
Ainsi le festival s’ouvrait-il sur une projection de L’Heure suprême, de Frank Borzage, dont l’unique séquence de guerre, reconstitution de l’épisode des taxis de la Marne, ne dure pas plus de dix minutes – et fut réalisée, paraît-il, par John Ford. Mélange de maquettes, d’incrustations et de vrais acteurs, elle était alors accompagnée par le groupe de Vincent Peirani, jeune musicien en résidence à la Comète, scène nationale de Châlons et QG du festival. Le groupe jouait alors à fond des tymbales pour donner à entendre les obus, on restait cependant très loin de Platoon, et le film valait surtout comme longue parabole chrétienne émaillée de plans-séquences, où l’on pouvait observer Janet Gaynor, qui remporta cette année-là (1927) l’Oscar de la meilleure actrice pour deux films tournés simultanément – L’Heure suprême et L’Aurore de Murnau.
L’autre grand moment consacré à la Première Guerre mondiale était la projection de Cessez-le-feu, d’Emmanuel Courcol, blockbuster français avec Tom Stern, le chef-opérateur de Clint Eastwood, à la photo, et Romain Duris déjà en lice pour le César du Meilleur Acteur 2018 (le film devrait sortir un mois après la cérémonie de 2017, en mars prochain) – pour son interprétation périlleuse, mais exécutée sans faux pas, d’un Rambo de Verdun tâchant de revenir en France aux côtés de son frère devenu muet, et de sa prof de langue des signes. Tom Stern fait les miracles auxquels on peut s’attendre, et le film est somptueux ; mais il est aussi réussi du point de vue du rythme, s’attachant parfois à des moments de latences, de flottement, ou coupant au contraire de façon légèrement inattendue – juste ce qu’il faut.
Dans Cessez-le-feu, la séquence « Soldat Ryan » de service est placée au début, et expédiée avant l’apparition du titre. On n’en verra pas plus par la suite ; quant à Tom Stern, il se fait aussi discret que possible. D’autres films, eux, se rêvaient hollywoodiens, principalement deux – et échouaient plutôt, façon grenouille devant le boeuf.
Le Train de sel et de sucre, du réalisateur brésilien Licinio de Azevedo, se conçoit comme une fresque épique et réaliste à travers la guerre civile au Mozambique, dans les années 1980. Ce qui se présente aujourd’hui comme l’un des plus beaux voyages en train de toute l’Afrique est alors l’un des plus dangereux, puisqu’il s’agit de traverser des zones de guérilla pour rejoindre le Malawi et y échanger du sel contre du sucre. Une infirmière s’amourache d’un soldat, une issue tragique trahit la volonté du film de frayer avec le mélodrame hollywoodien… pourtant les paysages sont sous-traités (un plan ici et là sur les montagnes, alors qu’il y avait largement moyen d’agrandir le cadre de l’aventure), les rapports des militaires aux civils qu’ils sont censés protéger sont plutôt laissés en surface (d’un côté un soldat diabolique viole une femme dont on ne saura rien, et finit par mourir sans sépulture ; de l’autre, c’est plus ou moins Roméo & Juliette, mais c’est tout).
L’intérêt principal du film, également présenté à Locarno, tient à sa représentation du Mozambique, de son Histoire, de la persistance de la sorcellerie, que l’on connaît mal mais, à l’instar d’un Paul Feig qui pense qu’il s’agit de changer le sexe des personnages pour faire un bon remake de SOS Fantômes, il ne suffit pas de situer un film d’action au Mozambique pour le rendre impérissable. A noter que le film s’appelle désormais Le train de sel et de sucre, contrairement au livre dont il est adapté et qui mentionnait un «convoi» – après les succès du Transperceneige et de Dernier train pour Busan, les distributeurs semblent miser sur la mode du film de trains.
Le second film-grenouille aura raflé le Prix du Public et le Prix du jury étudiant, composé d’élèves de Science-Po Aix-en-Provence : il s’agit des Oubliés, de Martin Zandvliet, visant le Soldat Ryan cette fois made in Denmark – le soldat mutilé qui appelle sa mère, c’est par ici. Les oubliés en question, ce sont les prisonniers de la Hitlerjugend qui, à la fin de la guerre, furent utilisés par l’armée danoise pour déminer les côtes de la Mer du Nord. A partir de ce pitch, l’idée qu’on peut se faire du film avant même de l’avoir vu s’avère assez exacte : Les Oubliés est un démineurs-porn où le suspense est étiré à tel point que c’en est presque tricher – le spectateur finissant forcément par baisser sa garde et sursauter quand la mine pète.
Ce qu’on attendait moins est le manichéisme sauvage du tout : les Hitlerjugend sont ici un groupe de pauvres petits adolescents tous plus adorables les uns que les autres, à l’exception du grand moche un peu vil, bien-sûr. Gunther Grass, Benoît XVI et ce bon vieux Derrick seront probablement ravis de pouvoir montrer Les Oubliés à leurs détracteurs : regardez comme les jeunesses hitlériennes étaient cute au fond. De beaux adolescents au grand cœur qui rêvaient seulement de reconstruire leur mère patrie ! Le film n’est franchement pas plus nuancé – il faut voir, pour le croire, ce plan où le leader de ces goonies douteux prend la pose avec un bermuda taille basse sur la plage fraîchement déminée. Le jury de science-po Aix salue « l’audace du réalisateur » à la cérémonie de clôture – effectivement, Alerte à Malibu avec des nazis, il fallait oser. Côté scénario, on permettra de douter d’une audace qui faisait murmurer aux lycéens assis derrière moi « c’était sûr » à chaque nouvelle victime…
Un peu sur-récompensé lui aussi, Tombé du ciel remporte le prix de la mise en scène. D’aspect très français dans sa prise de son, sa lumière, ses décors et son rythme, ce film libanais part d’une idée intéressante – une comédie à partir des cicatrices encore à vif d’un jeune réalisateur – mais ne fait pas beaucoup rire, tout bêtement. Un garde du corps à Beyrouth voit revenir son frère, qu’il croyait mort : comme dans Les Oubliés, comme dans beaucoup d’autres films à War on Screen, le cinéma est ici pour panser des blessures encore douloureuses, ou simplement donner à ces plaies ouvertes une visibilité. Pourtant les scènes où le héros atomise son voisin bruyant au lance-roquette, ou embrasse une starlette évanouie qui lui casse la figure, prennent ici trop de place et ne relèvent pas d’une mise en scène bouleversante, mais le jury aura peut-être récompensé la tentative de traiter le conflit par la comédie.
Après la séance, l’apparition du réalisateur par Skype, sur l’écran de son film, était beaucoup plus impressionnante : semblant assez ému, Wissam Charaf dénonça les « criminels de guerre qui gouvernent », et raconta la quantité de tranquillisants consommée par les habitants, faisant du Liban un « pays sous perfusion », faute d’un véritable devoir de mémoire.
La même émotion se lisait dans la voix de Mirjana Karanovic, jusqu’à présent actrice fétiche d’Emir Kusturica, et venue présenter en personne son premier film à Châlons-en-Champagne. Elle en repartira avec une mention spéciale du jury qui, on l’espère, lui permettra de trouver un distributeur au plus vite. L’idée est de raconter l’après-guerre de Yougoslavie du point de vue de la femme d’un criminel de guerre, à partir d’un fait réel : en 2005, une vieille VHS fut déposée à une chaîne de télévision par l’épouse d’un ancien soldat serbe qui, ce faisant, condamnait son mari ; on y voyait des exécutions sommaires perpétrées dans la forêt. A good wife est tout entier porté par le visage de l’actrice-réalisatrice, qui, on le sent, s’engage tout entière dans l’œuvre de sa vie, tournée pour secouer les lignes d’un pays sclérosé – encore une fois – dans l’absence d’un réel travail de mémoire. On sent d’ailleurs une certaine rancœur dans la voix de Karanovic au micro, qui raconte les insultes dont elle est encore l’objet, et la mascarade que représente la coproduction de son film, partagée entre Serbie, Croatie et Bosnie – « c’est pour faire plaisir à l’Europe, mais la haine est encore forte ».
On était ainsi préparés pour Mort à Sarajevo, adaptation en compétition toujours d’une pièce de BHL par Danis Tanovic – côté bosniaque cette fois-ci donc. Alors que Karanovic représentait la conscience coupable de la Serbie, Tanovic mettait en scène la difficulté des échanges, encore aujourd’hui, entre serbes et bosniaques ; en huis clos donc (pièce de théâtre oblige, métaphore des Balkans oblige aussi). Dans un hôtel de luxe de Sarajevo, des personnages se croisent et s’entredéchirent à l’occasion du centenaire de l’assassinat du prince d’Autriche. Il y est question de la mascarade de commémorations, encore (Jacques Weber y incarne un invité répétant son discours avec l’air de s’en moquer royalement).
BHL adorera sûrement le travail de Tanovic, nerveux, tout en plans-séquences dans les couloirs, qui lui donnera l’impression d’être Aaron Sorkin ; Sorkin, cependant, a l’art d’éviter le didactisme, ce qui n’est absolument pas le cas du philosophe interventionniste (« les gens doivent se battre pour la liberté! », lance un jeune révolté, « cette invincible vie dans le rêve et l’imaginaire des hommes », répète Weber, etc.).
Proche aussi du Sorkin-movie, on préférera Foreign Affairs – sans distributeur encore –, documentaire suivant le ministre des affaires étrangères du Luxembourg, de son jardin où il peine à faire démarrer sa tondeuse, aux bureaux des Nations Unies où il peine à résoudre le conflit israélo-palestinien. On s’y délecte des rapports canins des ambassadeurs entre eux (qui se sentent, se bisent, se touchent les mains en permanence), tout en prenant conscience de l’importance terrifiante des purs rapports humains dans les relations géopolitiques. Ici les grands hommes d’états apparaissent comme autant de bons copains croisés dans les couloirs du lycée, et l’on est bluffé par la collusion entre la misère mondiale et la trivialité de cette vie de campus – « il y a 100 000 sans abris à Gaza! », déplore le ministre, mais pouf, le téléphone coupe, fin de la conversation.
Tramontane est le meilleur film de la compétition à n’avoir reçu aucune distinction. Des deux opus libanais il était toutefois, pour parler comme un étudiant de Science-Po Aix, le plus audacieux : le personnage principal est un acteur aveugle, ce qui pose toujours des questions de mise en scène compliquées – comment ne pas en montrer trop, comment ne pas mettre le spectateur dans une position de voyant qui le détache du protagoniste ? Quand coller la caméra au visage de l’acteur et plonger l’arrière-plan dans le flou ? Le symbole qui sous-tend l’histoire du film est certes vieux comme Oedipe Roi – le héros aveugle réalise qu’il a été adopté et part en quête de ses origines – mais il se double ici d’une réflexion sur l’appartenance à la terre. Tout aveugle qu’il est, le héros de Tramontane n’en insiste pas moins pour savoir exactement qui sont ses parents, quel est son village d’origine, suggérant par là que la filiation transcende les apparences, que l’appartenance à une terre n’est pas seulement l’appartenance à un paysage. Comme le beau film de Karanovic, celui-ci pose encore une fois la question du passé, du rapport aux exactions commises par les nôtres. Tramontane passait d’ailleurs juste après A Good Wife dans la grande salle de la Comète et comme aimait à le répéter le directeur du festival, « il n’y a pas de hasard ».
La présence de nombreux scolaires aux séances de War on Screen, l’importance accordée au jury lycéen (pour la compétition de courts-métrages) et au jury étudiant (les fameux audacieux de Science-Po) a peut-être influencé notre perception de nombreux films de la compétition, où les métaphores apparaissaient souvent de manière très éclatante, über-lisible, over-didactique, à la manière de ces films pédagogiquement idéaux qui permettent de former à l’analyse cinématographique en commençant par le plus clair. C’est ainsi que j’expliquerais la récurrence du symbole, assez simple à analyser dans la plupart des cas, de la cécité : dans L’Heure suprême, c’est une fois devenu aveugle à la guerre que le héros, Chico, devient chrétien ; dans Fuocoammare (Grand Prix du jury assez attendu, compte tenu du fait qu’il s’agissait quand même de l’Ours d’Or de Berlin), le jeune homme qui s’amusait à faire semblant de tirer sur les bateaux passe chez l’ophtalmo, retrouve la vue, et finit par épargner les oiseaux qu’il rencontre, pour ne plus faire semblant que de viser le ciel ; cécité encore du héros de Tramontane qui recherche ses origines.
Dans The Good Wife, il s’agit de réparer le toit de l’église-nation, et de jeter l’uniforme de soldat plutôt que de le laisser moisir dans une malle-refoulement (même symbole dans Cessez-le-feu)… C’est ici que le film de Mirjana Karanovic mérite sa mention spéciale – et, on insiste, de trouver un distributeur le plus tôt possible : son film, reposant sur des symboles évidents en apparence, est en effet à l’opposé du symbolisme manichéen et basique des Oubliés.
Le personnage de Karanovic souffre d’une tumeur au sein – on a compris qu’il y avait effectivement quelque chose de pourri au royaume des Balkans. Mais la tumeur est chez la femme, pas chez le mari. En Allemagne, expliqua Karanovic après la séance, «on savait qui étaient les coupables, on pouvait blâmer les nazis. En Serbie, les criminels étaient civils. Le mal est interne, il est encore partout». C’est donc la femme qui a la tumeur – puisque la Serbie n’est pas ce pays où l’on peut se contenter de dire que le Mal, c’est l’homme d’en face : car le mal est en soi. Panorama du cinéma qui se pose la question de la mémoire bien plus que de la guerre, War on Screen permettait en tout cas d’étudier comment l’Histoire peut encore nous échapper, et comment le cinéma peut aussi bien la révéler que la réécrire.
La 4ème édition du festival War on Screen s’est déroulée à Châlons-en-Champagne du 28 septembre au 2 octobre 2016.