Pour WHITE BIRD, Gregg Araki a retrouvé le chemin de Twin Peaks

L’histoire de White bird in a blizzard, le roman de Laura Kasischke à l’origine du film, se déroule entre 1986 et 1989. Dans son adaptation, Gregg Araki décale de manière infime cette période : 1988-1991. 1991, c’est l’année de Twin Peaks. Une fois cette connexion établie, l’ombre de l’œuvre de Lynch s’étend partout dans White bird. Sa présence est celle d’un fantôme bienveillant et non pas écrasant, et sous son aile le film d’Araki s’épanouit aussi discrètement que délicatement.

 

Ne cherchant à tromper personne, Gregg Araki entérine le lien de filiation entre White bird et Twin Peaks avant même la fin du générique. L’ensemble des clés nous sont déjà données, dépouillées de tout mystère, des plus précises – la date donc, l’annonce de l’apparition à venir de l’actrice Sheryl Lee – aux plus diffuses. Dès ses premières minutes White bird est nimbé d’une atmosphère ouateuse, à double tranchant. Rien d’extérieur au monde qui nous est présenté ne peut venir en perturber l’équilibre, mais cette absence de voie de transmission à son revers. Il est pareillement impossible d’échapper aux maux qui rongent cet environnement de l’intérieur, insidieusement. Décorée de manière à être agréable à l’œil et à l’oreille, par les teintes de la photographie, les harmonies de la bande-son, la barrière dressée entre la petite ville de White bird et le reste du monde demeure strictement infranchissable. Les personnages évoluent dans une bulle, celle-là même que l’American way of life reproduit à l’infini, dans l’espace – sur tout le territoire du pays, de l’Atlantique au Pacifique ; d’ailleurs entre le roman et le film l’action passe de l’Ohio à la Californie, sans demander d’ajustement – et le temps. Depuis des décennies le cinéma américain lutte contre ce mal, des mélodrames de Douglas Sirk aux fables Twin Peaks et The Truman show. White bird prend la relève de ces œuvres, guidé par la même conviction : il faut s’extraire de la bulle pour regagner le contrôle de sa vie.

 

Guidé par une bande-son où règne le son envoûtant et introspectif des groupes de la fin des années 80 le film est languissant, à l’opposé de la suractivité des derniers Araki, Smiley face et Kaboom

 

Araki raconte ce processus tel que le vit son héroïne adolescente, Kat (Shailene Woodley). Parvenir à son terme nécessitera toute la durée du film, car la bulle engourdit tous les mouvements ; de même elle anesthésie toutes les émotions, rendant White bird sans heurts quand bien même les circonstances semblaient demander l’inverse. Le film s’ouvre sur la disparition mystérieuse de la mère de Kat, Eve (Eva Green), mais cet événement ne provoque aucun traumatisme, aucun branle-bas de combat. Le récit se blottit immédiatement dans le confort de flashbacks – des bulles dans la bulle – dépeignant le spleen qui habitait Eve, femme au foyer dévitalisée et délaissée par son mari. D’enquête, il n’est tout d’abord nullement question, l’inspecteur en charge de l’affaire ne prenant même pas la peine de tenir son rôle, au moins en apparence comme le faisait l’agent spécial Dale Cooper envoyé à Twin Peaks. Le détective de White bird n’est qu’un objet de désir pour Kat, un premier coup porté inconsciemment à la bulle : coucher avant ses dix-huit ans avec un homme qui en a quarante, qui plus extraordinairement viril à tous points de vue, va à l’encontre de ce que le monde immuable dans lequel elle évolue a prévu pour elle.

 

Kat elle-même ne cherche pas à comprendre. Seuls ses rêves tentent de lui souffler quelque chose, mais l’atmosphère viciée, doucereuse de la bulle l’a convaincue qu’elle n’était pas réellement concernée par ce drame intime. Araki se fond dans la peau de Kat, il calque entièrement le point de vue et le tempo de White bird sur ceux de son héroïne. Guidé par une bande-son où règne le son envoûtant et introspectif des groupes de la fin des années 80 (Depeche Mode, New Order, Cocteau Twins – la rupture et la révolte, Nirvana et Rage against the machine, c’est pour plus tard), le film est languissant, à l’opposé de la suractivité des derniers Araki, Smiley face et Kaboom. Même quand le besoin d’enquêter s’impose à Kat, tardivement et malgré elle, l’investigation progresse au ralenti. Pour éviter qu’elle ne cale Kat doit se forcer, et pourtant jusqu’au dernier moment on pense qu’elle n’aboutira pas. Que vivre avec des secrets est devenu trop commode pour inverser la vapeur ; qu’il vaut mieux accompagner le mouvement, en étant aveugle (comme la voisine) ou assommé par d’opportuns calmants (comme la nouvelle compagne du père de Kat). In extremis, il n’en sera rien. L’émancipation l’emporte sur la soumission, d’enfant Kat est devenue une adulte ; son adolescence, véritable sujet de White bird, est achevée. Et contrairement à Laura Palmer, Kat peut s’échapper de son Twin Peaks.

 

WHITE BIRD (White bird in a blizzard, USA, 2013), un film de Gregg Araki, avec Shailene Woodley, Eva Green, Christopher Meloni, Shiloh Fernandez, Thomas Jane, Sheryl Lee. Durée : 91 min. Sortie en France le 15 octobre 2014.

 

Erwan Desbois
Erwan Desbois

Je vois des films. J'écris dessus. Je revois des films. Je parle aussi de sport en général et du PSG en particulier.

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