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L’Espagne va mal. Tellement mal que Jaime Rosales, son cinéaste le plus formaliste et rigoureux (parfois à l’excès), s’est transformé en documentariste engagé façon Ken Loach, au contact de la crise et de la misère qu’elle génère. La réussite du film est donc amère : elle accompagne le mouvement de déliquescence du pays.
Natalia et Carlos ont 22 et 23 ans, mais en dehors de ça, leurs vies ne sont définies que par ce qu’ils n’ont pas : pas une thune, pas de travail, pas d’appartement (chacun loge encore chez sa mère), pas de perspectives. Ils sont pauvres à tous points de vue, et ce qui frappe dès les premiers plans de La belle jeunesse est qu’en venant se placer à leurs côtés, Jaime Rosales agrée d’appauvrir également sa mise en scène. L’image est brute, granuleuse, caméra au poing ; une allure qui signe fréquemment l’absence de style ou la paresse d’un réalisateur, mais qui dans le cas présent marque une rupture radicale par rapport au travail expérimental d’ordinaire pratiqué par le cinéaste espagnol (de La soledad à Rêve et silence). Cette mue formelle, fruit d’un choix réfléchi, est donc chargée de sens. Rosales accompagne ses héros de la même façon que Ken Loach suit les prolétaires détruits par le règne de Thatcher. Il montre son pays dans un état de délabrement qui évoque plus les républiques de l’ex-bloc de l’Est que la Movida et l’hédonisme ensoleillé. Il recompose à l’écran une Union Européenne malheureusement tout à fait représentative de ce qu’elle est devenue aujourd’hui.
Le bien-être des citoyens invisibles « d’en bas », des sans-grade, et possiblement leur existence même y ont été oubliés en cours de projet. Cette vérité est exposée crûment, puissamment dans la première partie du récit, entre boulots à 10 euros de la journée et vols à l’étalage pour le même montant ; un peu moins dans la seconde quand un bébé arrive au sein du couple, et qui ne le couple, ni le film, ne savent vraiment quoi en faire. Les deux moitiés de La belle jeunesse sont toutefois réunies par les mêmes types d’effets – réussis – de césure dans le traitement documentaire, via un changement provisoire de gamme visuelle. Par ce geste, Rosales confirme qu’il n’a pas abandonné ses recherches formelles, mais qu’il sait s’adapter (et cette adaptation est pour lui l’occasion de créer pour la première fois un superbe rôle, celui de Natalia, porté par Ingrid Garcia-Jonsson).
Le premier changement de forme est un travestissement, celui opéré par la pornographie pour rendre les corps plus beaux et désirables à l’œil. Le regard porté par le cinéaste sur cette industrie intéresse, car il est dénué de jugement moral, sans se voiler pour autant la face. Le porno ment pour arriver à ses fins, mais il n’est pas responsable des malheurs du monde, il en profite simplement. Le second changement de forme est un appauvrissement de plus, lorsque les images de La belle jeunesse se confondent avec celles de l’application de messagerie instantanée Whatsapp que ses personnages, comme la grande majorité des espagnols, utilisent abondamment. C’est un moyen gratuit de communiquer, d’échanger des photos et vidéos – et bientôt peut-être, questionne Rosales, un moyen de filmer pour un cinéma espagnol saigné au prétexte de la crise, par ceux qui ont contribué à son explosion.
LA BELLE JEUNESSE (Hermosa joventud, Espagne, 2014), un film de Jaime Rosales, avec Ingrid Garcia-Jonsson, Carlos Rodriguez. Durée : 103 min. Sortie en France le 10 décembre 2014.