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Outre-Manche, le sous-genre du documentaire consacré à des figures illustres du rock (chanteurs et groupes évidemment, mais aussi producteurs ou labels) est une pratique si solidement établie qu’elle a son nom propre – rockumentary. De cette chaîne de production sortent régulièrement des films d’excellente facture, dont ce 20,000 days on Earth qui prolonge à l’écran l’étrangeté et le tranchant des créations musicales de son sujet Nick Cave.
Le rockumentary suit la règle essentielle du cinéma de genre : l’application franche du « contrat » liant le film à son public, auquel est fourni sans détour ce qu’il est venu chercher. Ici, il s’agit de la sublimation de ce que le spectateur peut effectivement vivre (enregistrements de haute qualité de performances live), et de l’adjonction d’une proximité avec le chanteur ou le groupe impossible à obtenir dans la réalité (interviews, captations de répétitions dans l’intimité du studio). Sur ces deux points, 20,000 days on Earth se montre irréprochable. Tourné durant la création du dernier album de Nick Cave et de ses Bad Seeds, Push the sky away, il suit attentivement les différentes étapes du processus, de l’écriture des morceaux à leur interprétation en concert. Cependant on perçoit déjà, dans l’exécution de cette figure imposée, l’expression d’un désir artistique au-dessus de la moyenne, et d’une capacité à le concrétiser. Le duo de réalisateurs formé par Jane Pollard et Iain Forsyth ne se contente pas de nous submerger d’images et de chansons : ils les agencent de sorte qu’elles contribuent à construire un récit, où se développe quelque chose de plus profond que la simple satisfaction d’un appétit de fan. La présentation dans son intégralité de la magnifique Jubilee Street jouée sur scène, en conclusion du film, apporte ainsi à celui-ci un climax double.
Aux frissons provoqués par la chanson en elle-même, se joint l’ivresse de réaliser que la performance à laquelle on assiste synthétise tout ce qui a été formulé auparavant sur l’art et la manière de le faire. Le supplément d’âme et de valeur de 20,000 days on Earth est le même que celui qui anime les chansons de Nick Cave, et en fait de l’art plutôt que du divertissement pour les oreilles. Y parvenir requiert de tenir l’équilibre entre l’acuité du fond et la stylisation de la forme, afin que leur interaction fasse des étincelles et impacte nos sentiments, notre perception du monde. Et qu’ainsi, via l’art, on pénètre « the shimmering space between imagination and reality, where love, tears and joy exist » (« l’espace fluctuant entre l’imagination et la réalité, là où l’amour, les larmes et la joie existent »). Ces mots sont de Cave lui-même, qui n’est pas seulement le sujet de 20,000 days on Earth mais aussi un de ses auteurs. L’écriture de sa narration en voix-off est de sa main ; et les séquences écrites en amont, qui s’ajoutent à celles prises sur le vif et montrent le documentaire en train de se faire (de l’interview-vérité à l’étude des archives de la vie et de la carrière du chanteur) affirment la nature collaborative du projet. Ce n’est pas la première fois que Cave, Pollard et Forsyth travaillent ensemble – ils sont de mèche depuis 2008 et le précédent album du chanteur Dig, Lazarus, Dig !!!.
Ce travail participatif sur la durée, pour les écrans de cinéma, télévision ou musées, reproduit celui que Cave a toujours privilégié dans la musique. Il n’a aucun mal à admettre que le résultat est meilleur ainsi que s’il était le seul cerveau créateur, uniquement entouré d’exécutants. 20,000 days on Earth convoque certains anciens compagnons de route, dont la plus improbable du lot, Kylie Minogue, pour des discussions qui atteignent cet équilibre évoqué plus haut, entre l’intérêt de ce qui est dit et la manière de l’exposer. Les conversations prennent place dans la voiture de Nick Cave, où ses interlocuteurs sont présents en chair et en os mais apparaissent et disparaissent par magie, tels des fantômes s’extrayant de souvenirs à demi-effacés et remontant à la surface. La résurgence du passé obsède et alimente le film autant que le chanteur (qui révèle avoir pour plus grande hantise de perdre la mémoire). Les deux superbes montages d’ouverture et de clôture de 20,000 days on Earth sont habités par cette idée, déjà à l’œuvre dans le titre – les vingt mille jours sont ceux écoulés depuis la naissance du chanteur. On les voit d’abord défiler dans un décompte visuel vertigineux, et à l’autre extrémité de l’œuvre le montage se resserre sur la seule présence scénique de Nick Cave, qui suffit amplement à impressionner la rétine. De l’existence de l’individu à son dépassement dans l’art, la voie tracée par le film est éloquente et lumineuse.
20,000 DAYS ON EARTH (Royaume-Uni, 2013), un film de Jane Pollard & Iain Forsyth, avec Nick Cave, les Bad Seeds, Kylie Minogue… Durée : 95 min. Sortie en France le 24 décembre 2014.