NYMPHOMANIAC : embrasser une vie entière

Avec Nymphomaniac, Lars Von Trier vient grossir les rangs des réalisateurs qui choisissent de substituer aux traditionnels récits d’événements de plus amples romans de vies. Un mouvement neuf dans le cinéma, mais qui sait se faire remarquer par la notoriété de ses premiers représentants : Nymphomaniac et les autres sorties récentes que sont La vie d’Adèle et Le loup de Wall Street composent un trio de poids venant, dix ans plus tard, faire fructifier l’héritage de « l’ancêtre » précurseur en la matière : Kill Bill.

C’est avec le film de Quentin Tarantino que Nymphomaniac présente les attaches les plus fortes, déjà évoquées dans notre critique du double long métrage de Von Trier. Dans les deux cas l’éclatement du récit en sections clairement scindées, en plus de soutenir l’ambition romanesque du film, sert de tremplin à l’expression débridée de la créativité de l’auteur. Le tableau pictural (la forme des fragments de vie de l’héroïne) devient aussi hétéroclite et luxuriant que le tableau narratif (leur contenu). Modification du format d’image, passage au noir et blanc, split screen en pagaille, Von Trier reprend à son compte des techniques déployées par Tarantino et y ajoute le remplacement d’une actrice par une autre pour jouer le même personnage de Joe, quand Charlotte Gainsbourg prend la place de Stacy Martin. Ce changement de peau, qui n’obéit qu’à un impératif de pur plaisir (Tarantino dans Kill Bill mais aussi Kechiche dans La vie d’Adèle et Scorsese dans Le loup de Wall Street n’y ont pas recours, malgré des sauts dans le temps plus grands que celui intervenant à cet instant de Nymphomaniac), est le prolongement visuel, donc suprême d’une certaine manière puisque l’on est au cinéma, des multiples mutations intimes vécues par Joe au fil de l’histoire.

De même qu’il suffisait d’une page tournée dans les feuilletons littéraires d’antan (Les mystères de Paris d’Eugène Sue, par exemple), un raccord de montage est tout ce dont Nymphomaniac et ses pairs ont besoin pour bouleverser l’existence de leur protagoniste central, de façon soudaine et répétée. Ainsi chez Von Trier Joe peut, par des transitions réduites à la mise du spectateur devant le fait accompli, devenir enceinte, quitter son foyer, ou même se reconvertir dans le recouvrement contraint de dettes. Pour elle comme pour Adèle, Jordan Belfort et Beatrix Kiddo aka The Bride, le mouvement perpétuel de réinvention est soutenu par des procédés d’origine littéraire : chapitrage, et/ou voix-off assurant une narration subjective, maîtrisée par le héros ou l’héroïne. L’un et l’autre autorisent les manipulations en tous genres de la matière du récit – écoulement du temps, apparition ou disparition de personnages annexes, statut du rôle principal, ruptures de ton, de genre ou de lieu d’une péripétie à la suivante. Sans oublier, au bout du chemin, une conclusion (qui du coup n’en est plus vraiment une) ouvrant avec gourmandise sur d’autres aventures à venir, et à conter autant de chapitres supplémentaires que l’envie et l’inspiration le permettront.

Le passage explicite des années n’empêche en effet pas ces héros et héroïnes de jouir d’une vigueur éternelle, car éternellement réactivée. Être criminelle ouvre à Joe les portes d’une nouvelle vie, comme dans le sens inverse être mère pour Beatrix chez Tarantino. Le Loup Jordan multiplie les vies tel un chat – stagiaire à Wall Street, trader à Long Island, VIP en prison, coach à Auckland. Mais la palme revient toutefois à Adèle. C’est elle qui a les transformations les plus saillantes, d’adolescente paumée à adulte installée, d’hétéro à homosexuelle, d’élève à professeur ; c’est pour elle que le dénouement est le plus ouvert (en accord avec la mention Chapitres 1 et 2 dans le titre), puisqu’on la quitte alors qu’elle repart d’une page quasi blanche ; et c’est la seule à arborer en fin de film un visage plus jeune que son âge – car, contrairement à Adèle Exarchopoulos, Uma Thurman, Charlotte Gainsbourg et Leonardo DiCaprio rattrapent leur âge véritable au terme du parcours du personnage qu’ils incarnent.

Dans tous les cas, ce qui se joue est à l’opposé du modèle convenu du biopic, où tout se résume essentiellement à la résolution d’une problématique unique – et où une fois que cela est accompli, il ne reste plus au protagoniste qu’à vieillir (voire mourir) paisiblement. Au sein de ce cadre rigide introduction-développement-conclusion, les déviations et changements de cap sont vus d’un mauvais œil alors qu’ils sont le sel de la vie, et le cœur des films qui nous intéressent ici. Des films pour lesquels c’est précisément parce qu’ils n’ont pas d’enjeu au singulier, qu’il devient nécessaire de passer tant de temps avec leurs personnages : trois heures dans Le loup de Wall Street et les deux premiers chapitres de La vie d’Adèle, quatre pour Kill Bill, cinq heures et demie dans le montage complet de Nymphomaniac et encore quatre dans sa version raccourcie distribuée en salles. C’est là le temps qu’il faut pour embrasser la vie entière d’un héros (ou d’une héroïne, sujet qui semble être une source d’inspiration plus riche encore), sans réduction ni filtre ; un principe qu’on avait jusqu’à présent plus l’habitude de trouver dans des romans que dans des films.

Erwan Desbois
Erwan Desbois

Je vois des films. J'écris dessus. Je revois des films. Je parle aussi de sport en général et du PSG en particulier.

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