THE GRANDMASTER de Wong Kar-Wai

On avait quitté Wong Kar-wai embarqué dans un pâle road-movie folk, My blueberry nights, en compagnie de Norah Jones et Jude Law. On le retrouve pour un film de kung-fu vibrant, chorégraphié par Yuen Woo-ping et interprété par Tony Leung et Zhang Ziyi. Présenté en ouverture à Berlin (mais hors compétition, puisque WKW y officiait comme président du jury), The Grandmaster ravive la flamme du réalisateur de Chungking Express et In the mood for love. L’attente est récompensée.

Six années ont passé depuis l’anecdotique My blueberry nights : The Grandmaster est le film de Wong Kar-wai qui aura requis la plus longue attente. Initié en 2008, filmé sur une période de trois ans à compter de décembre 2009, retardé, reporté, ce projet aura donc dépassé en durée de développement le périple 2046 et sa copie amenée à Cannes le jour même de la projection au Grand Théâtre Lumière. Mais la folie consumait également 2046 sur la pellicule, avec l’enchevêtrement jusqu’au vertige des amours, des périodes, des atmosphères ; tandis que The Grandmaster est, par bien des aspects, la création la plus classique et la plus calibrée venant de Wong Kar-wai. Le cinéaste aborde le film de kung-fu, genre-roi du cinéma chinois, d’une manière tout à fait opposée à celle de sa première incursion sur ces terres. Il y a vingt ans, ses Cendres du temps se rêvaient en une expérience radicale de déconstruction et de rupture. Aujourd’hui, il aborde The Grandmaster comme un disciple suivant la voie des maîtres et perpétuant leurs enseignements.

La question de la transmission d’un savoir, de sa survivance à celui qui le possède, est le fil directeur du récit. Pour sa septième collaboration avec Wong Kar-wai, Tony Leung Chiu Wai endosse les habits de Ip Man, figure historique des arts martiaux chinois dont le culte national bat des records ces temps-ci. En plus de The Grandmaster, deux franchises concurrentes ont été mises en chantier – et ont eu le temps de générer chacune deux longs-métrages pendant que Wong Kar-wai tournait et re-tournait et re-re-tournait ses séquences. Il s’agit là de cinéma d’exploitation sous sa forme la plus patente, quand The Grandmaster nourrit clairement d’autres ambitions. Ip Man n’y est pas une impersonnelle figurine d’action hero se débarrassant de brutes malintentionnées par dizaines. C’est une individualité qui, par ses actes et ses pensées, s’intègre dans un tout bien plus vaste que son être. Bien plus vaste que tous les êtres qui la composent. La philosophie des arts martiaux est autant au cœur de The Grandmaster que la personne de Ip Man.

THE GRANDMASTER de Wong Kar-WaiWong Kar-wai s’éloigne ainsi à plusieurs reprises de son héros pour suivre les destinées d’autres maîtres croisant sa route : la sommité Gong Yutian, sa fille Gong Er (Zhang Ziyi), son héritier désigné Ma San. Quant aux combats, toujours à un contre un à une exception près, ils sont intellectuellement stimulants car ils se nouent et se résolvent sur de multiples plans. Seule la séquence d’ouverture sacrifie à l’archétype de l’affrontement seul contre tous, sans autre finalité qu’une démonstration d’excellence. Par la suite, il sera fréquent de voir la confrontation d’idées morales et d’arguments bien sentis prendre le dessus sur le simple échange de coups physiques – le summum étant le duel déroutant entre Ip Man et Gong Yutian. Eux deux et tous les autres protagonistes ne sont que des rouages, qui servent la progression du savoir collectif en matière d’arts martiaux. The Grandmaster s’ancre ainsi dans la tradition du cinéma chinois des récits d’apprentissages, et d’antagonismes entre écoles, dont l’issue est arbitrée par des considérations fondamentales : quelle est la doctrine la plus puissante, comment en étendre le domaine d’influence, est-il possible d’unifier des styles de combat différents ?

L’irruption de la Grande Histoire (l’invasion de la Chine par le Japon en 1937) et du biopic (les drames familiaux endurés par Ip Man, l’école qu’il fonde à Hong Kong) dévie quelque peu le film de sa route dans sa seconde moitié. On sent Wong Kar-wai peu à son aise dans ces passages obligés. Ils commandent une narration plus linéaire, quand son penchant naturel va aux scénarios évanescents, où la mélancolie engourdit les personnages et perd le spectateur dans des boucles sans fin. La romance entre Gong Er et Ip Man, jamais éclose, transformée en nostalgie de ce qui n’a pu être vécu, entre dans cette catégorie. Le beau spleen qui y naît est typique du cinéaste, tout en demeurant d’une importance secondaire. Le kung-fu prime sur tout le reste, et sur cette matière, Wong Kar-wai accomplit plus un travail d’illustrateur que d’auteur. Ce qui n’entame nullement sa valeur. Tout son art plastique est mis au service de la sublimation du film d’arts martiaux, déjà merveilleusement servi par les chorégraphies de l’immanquable maestro Yuen Woo-ping.

THE GRANDMASTER de Wong Kar-WaiÀ celles-ci, Wong Kar-wai imprime son montage fluide, son lyrisme échevelé (un combat sur un quai de gare, fouetté par le passage à pleine vitesse d’un train déraisonnablement long afin qu’il soit présent tout au long du duel), son talent inouï pour fixer le regard sur le détail visuel qui tue. Ces inserts et ralentis soudains nous terrassent, et décuplent l’onde de choc générée par chaque séquence de combat. La friandise est d’autant plus savoureuse que Wong Kar-wai ne confond pas respect vis-à-vis du kung-fu et effacement de toute verve personnelle, manque d’audace. The Grandmaster réveille le genre en s’ouvrant à des influences extérieures de toutes sortes. Les années 1930 qui abritent la première partie sont l’occasion de remplir le film des splendeurs de l’époque : soudain les maîtres d’arts martiaux de l’Orient portent des costumes raffinés, évoluent dans des lieux richement décorés, écoutent des opéras. Et quand ils s’affrontent, la mise en scène qu’adopte Wong Kar-wai s’inspire sans se cacher de l’Occident, des face-à-face suspendus à la Sergio Leone à des propositions visuelles évoquant fortement les Wachowski (la bataille inaugurale sous des trombes d’eau, entre combattants vêtus de longs manteaux noirs…). Wong Kar-wai accommode sa propre composition à partir de ces références, pour le plus grand plaisir de nos yeux.

THE GRANDMASTER de Wong Kar-wai (Hong-Kong, Chine, France), avec Tony Leung Chiu Wai, Zhang Ziyi, Chang Chen. Durée : 2 h 02. Sortie en France : le 17 avril 2013. 

Erwan Desbois
Erwan Desbois

Je vois des films. J'écris dessus. Je revois des films. Je parle aussi de sport en général et du PSG en particulier.

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