Paul Verhoeven : « Les remakes de mes films me donnent l’impression d’être déjà mort !»

La masterclass du cinéaste néerlandais a inauguré l’édition 2013 de la Berlinale Talent Campus, avec ce mot d’ordre : suivez votre instinct. Où celui du réalisateur de La chair et le sang, Robocop ou Basic Instinct le mène-t-il ? Difficile à dire. Aucune évocation de Tricked, son film collaboratif, présenté à Rome 2012 et prévu pour mars 2013 aux Pays-Bas (en attendant une sortie en France, le film ayant été acheté par D’Vision), comme si Black Book était considéré implicitement comme un chant du cygne. Y compris par Verhoeven lui-même, visiblement désabusé depuis son retour des Etats-Unis, mais pas au point d’en perdre le sens de l’humour. Il évoque son travail là-bas comme une sorte d’âge d’or révolu, sur un ton alternant malice et ironie. A l’époque, une poignée de main pouvait valoir pour signature du contrat, Sharon Stone évinçait Michelle Pfeiffer, Arnold Schwarzenegger prenait en mains Total Recall, Stravinsky inspirait le défunt Jerry Goldsmith et Hockney, Jan De Bont, et Hollywood faisait appel à un cinéaste batave pour réaliser de nouveaux films, plutôt que de refaire ses anciens.

 

Je dois tout à l’armée, en particulier à la marine !

« Je n’ai pas vraiment décidé de devenir réalisateur. Je le suis devenu grâce aux circonstances. J’ai fait des études de mathématiques pour être professeur et réaliser le vœu de mon père. Puis j’ai réalisé que je ne pouvais pas utiliser les mathématiques de manière créative, afin de m’exprimer. Je me suis essayé à la peinture, j’ai tenté de faire des courts-métrages, mais la révélation est venue quand j’ai été recruté par l’armée. En fait, je dois tout à l’armée, en particulier à la marine (rires). En tant que mathématicien, je devais travailler sur la forme des projectiles, mais à force de rencontrer des gens, j’ai atterri au département audiovisuel. On y faisait des films de propagande. J’ai réalisé l’un d’entre eux, consacré à l’infanterie de marine ».

NB : Pointent déjà dans ce court-métrage, deux éléments constitutifs de Robocop et Starship Troopers : d’un côté, le montage cut et haché entre ce qui relève de l’histoire – ici les soldats alignés – et ce qui se trouve à sa périphérie – les peintures – comme c’est le cas dans Robocop avec le destin de Murphy et les JT ; de l’autre, la mise en scène des militaires, télescopage contradictoire de Leni Riefenstahl et des films américains soutenant l’effort de la guerre de la série Why We Fight.

« Ils ont été remarqués par des producteurs et j’ai dirigé des séries pour la télévision, notamment Flora (NDA : série médiévale de 13 épisodes, diffusée en 1969), avec un jeune acteur appelé Rutger Hauer. Je ne sais pas si les mathématiques ont influencé mon travail de réalisateur. Je n’en ai pas conscience en tous cas, sauf quand j’aide ma petite-fille à faire ses devoirs. Je suppose que quand vous êtes chauffeur de taxi à New York pendant cinq ans, cela a une incidence sur vous, et c’est la même chose quand vous avez été prof de maths… »

 

A mes débuts à Hollywood, je ne comprenais même pas les dialogues d’un scénario

« Le cinéma hollandais a commencé à changer dans les années 1980. Les films étaient jusqu’alors financés par des fonds publics à hauteur de 40 à 60 %. Le comité chargé d’allouer l’argent s’est politisé et s’est radicalisé à gauche, jusqu’à incarner une sorte de fascisme de gauche. C’est devenu de plus en plus difficile d’avoir de l’argent pour faire des films « normaux ». Tous les projets devaient témoigner d’un intérêt culturel ou intellectuel. Mes films étaient parmi les plus populaires aux Pays-Bas. Au yeux du comité, ce succès était la preuve que ce que je faisais n’avait aucun intérêt, ni culturel, ni intellectuel. Ils ont donc commencé à refuser de me financer. Il est devenu impossible pour moi de trouver de l’argent. Le cinéma, c’est le mélange de l’argent et de l’art. Sans le premier, on ne peut faire le second. Hollywood me faisait des appels du pied, alors ma femme m’a encouragé à tenter le coup. La seule personne que je connaissais là-bas, c’était Rutger Hauer – nous avions fait deux films ensemble – et c’est parce que je l’avais emmené avec moi ! Je ne connaissais personne d’autres et j’avais du mal à maîtriser l’anglais. Parfois, je ne comprenais même pas les dialogues d’un scénario ou certaines expressions. Un personnage disait à un ami « Come on, brother », et moi je cherchais en amont où il était écrit que c’est deux là étaient frères ! (rires) »

 

Robocop est un Jésus américain, américain parce qu’au lieu de soigner les gens, il les tue

« Dans Robocop, il y a ce moment où le héros revient chez lui et comprend qu’il a été Murphy, mari et père de famille, avant d’être une machine. Ses souvenirs affluent à mesure qu’il visite ce qui fut sa maison et qui est désormais vide ».

« Quand j’ai lu cette scène dans le scénario, je lui ai trouvé un sens très fort. Il était question de paradis perdu et de métaphore christique, puisque le héros réssuscite pour accomplir son destin. Robocop est un Jésus américain, américain parce qu’au lieu de soigner les gens, il les tue. Cette association entre destinée et oubli trouve un écho dans Total Recall, quand Doug est confronté à un homme qui affirme que tout ce qu’il a vécu jusqu’ici n’est qu’un rêve, et que s’il continue à tenter de sauver le monde, il court le risque de finir lobotomisé. En commençant à travailler sur ce film, à partir du scénario écrit par Ed Neumeier et Michael Miner, j’ai proposé des ajouts – une liaison entre les personnages de Peter Weller et Nancy Allen, par exemple – ajouts qui étaient mauvais à l’époque, parce que je pensais trop comme un européen, un néerlandais. Je n’aurais jamais pu imaginer Robocop, mais j’ai pu le réaliser, et de manière originale, en privilégiant un montage cut et heurté, de manière à encourager le télescopage entre les informations télévisées à l’intérieur du film, et la fiction. Pour cela, je me suis inspiré des peintures de Mondrian, de son art abstrait basé sur les carrés de couleurs et les lignes droites qui séparent, segmentent et qui, quand elles se coupent, le font à angle droit. Pour Robocop, c’était ce que je voulais : pas de transition, du choc. En plein milieu du film, il y a une publicité qui montre un dinosaure arpentant une ville, à la manière de Godzilla, puis apparaît une voiture encore plus grosse que le dinosaure. Lors de la projection presse, une critique du LA Times s’est levé de son siège et a crié au projectionniste : « vous vous êtes trompé de bobine » (rires). C’était un parti-pris très radical ».

 

Aux Pays-Bas, « Soldat d’Orange » a été adapté pour la scène en comédie musicale !

« Certains disent que c’est un honneur de voir ses films faire l’objet de remakes, moi ça me donne simplement l’impression que je suis déjà mort (rires). Le remake de Total Recall était à peine sorti, que le tournage de celui de Robocop commençait déjà, en même temps que la nouvelle version de Starship Troopers était mise en chantier. Et aux Pays-Bas, Soldat d’Orange a été adapté pour la scène en comédie musicale !

 

La première fois que j’ai travaillé avec Sharon Stone, ce fut compliqué, mais pas autant que par la suite

« Total Recall est une invention d’Arnold Schwarzenegger. Cela faisait des années qu’il voulait du scénario détenu par Dino De Laurentiis. Ce dernier avait produit Conan le barbare, mais il ne voyait pas Arnold dans Total Recall. Bruce Beresford devait réaliser le film. Quand De Laurentiis a fait banqueroute, Arnold a encouragé Mario Kassar a racheté les droits du scénario. Le film avait donc un acteur principal, un producteur, une équipe technique, mais pas de réalisateur. Arnold a aimé Robocop, et Mario Kassar m’a envoyé le scénario. Un soir, j’ai dîné avec eux et Kassar m’a demandé : « Vous aimez le script ? Vous aimez Arnold ? Alors faisons le film ensemble ». Nous avons fini de manger, nous nous sommes serré la main, et nous avons commencé le tournage le lendemain matin pour ainsi dire. J’ai découvert Sharon Stone lors de la première journée des auditions. J’ai filmé son passage, j’ai montré la vidéo à Arnold qui a validé ce choix. C’est la première fois que j’ai travaillé avec elle. Ce fut compliqué, mais pas autant que par la suite (rires). Dans Total Recall, il y a cette scène où elle est mise en joue par son mari. Elle tabasse sa rivale et au moment où Quaid (Schwarzenegger) degaine, son visage passe de la haine la plus totale à l’angélisme le plus absolu ».

« Ca, c’est Sharon Stone. Je veux dire, c’est vraiment elle (rires). C’est grâce à cette scène qu’elle m’est apparue plus tard, quand Basic Instinct s’est présenté, comme l’actrice idéale pour interpréter Catherine Tramell, une femme capable de passer en un instant de la violence au charme. Elle était considérée comme une actrice de catégorie C. Mario Kassar, le producteur, et Michael Douglas voulaient une actrice de catégorie A. Ils voulaient Michelle Pfeiffer. Il m’a fallu trois mois pour les convaincre d’accepter Sharon Stone, à mesure que les stars déclinaient le rôle. Le scénario de Joe Eszterhas était très explicite concernant les scènes de sexe. Vraiment explicite. Alors quand une actrice me demandait : « Ce sera également le cas à l’écran ?». Je répondais : « Non. Ce sera pire ». Et là, elle disparaissait. Quand il n’y eu plus aucune candidate, Kassar et Douglas capitulèrent ».

 

Pour « Basic Instinct », nous nous sommes contentés d’observer le travail de David Hockney

« Aux Etats-Unis, j’ai travaillé avec seulement deux compositeurs : Basil Pouledoris, sur mes trois films de science-fiction, et Jerry Goldsmith. Tous les deux sont morts aujourd’hui. La musique de Basic Instinct est de Jerry Goldsmith. Elle est joué par un orchestre à cordes, et s’inspire d’une composition de Stravinsky, Apollon Musagète, qui repose uniquement sur des instruments à corde ».

« Basic Instinct est le dernier film que j’ai fait avec Jan De Bont à la direction de la photographie, avant qu’il ne passe à la réalisation. Je connais Jan depuis toujours. On ne discute pas de nos choix ad nauseum. Pour Basic Instinct, nous nous sommes contentés d’observer le travail de David Hockney. Nous nous sommes inspiré des peintures qu’il a consacrées aux piscines en Californie, de ses bleus. Basic Instinct est un film noir, mais nous ne voulions pas d’ombres trop présentes, de silhouettes étirées sur les murs. Nous voulions du bleu et du blanc. C’est comme cela que la question du style a été réglée une fois pour toutes concernant Basic Instinct. Nous parlions ensemble du choix des focales ou des angles de prise de vue, mais nous ne sommes jamais revenus dessus. Dans la scène où Michael Douglas emmène Sharon Stone au poste, pour lui faire passer un interrogatoire, elle lui parle de son nouveau roman : l’histoire d’un enquêteur qui en pince pour la mauvaise femme, et elle le tue. Juste moment où elle dit « elle le tue », la lumière du soleil passe sur son visage. C’est la lumière naturelle, ce n’est pas un effet numérique. Nous avons fait six où sept prises pour ce plan tourné en décor naturel, dans une voiture en mouvement, sur une route proche de l’océan, de manière à saisir cela ».

 

J’ai énormément storyboardé « Basic Instinct », surtout les scènes de sexe

« Je fais moi-même mes storyboards. Pour Starship Troopers, les dessins étaient accompagnés d’un nombre correspondant au coût de la scène. Tout était simple pour les producteurs : s’ils voulaient de ce plan, ils voyaient immédiatement quel en était le prix. J’ai énormément storyboardé Basic Instinct, surtout les scènes de sexe. Non parce que je prends un plaisir particulier à dessiner la nudité, mais pour définir très clairement quelles parties du corps était montrées. Cela permettait aux acteurs de savoir précisément ce que l’on verrait d’eux ».

 

Pour Hollywood, l’ombre d’un doute, c’est l’ombre de la mort

« Le look épuré de la salle d’interrogatoire dans Basic Instinct, c’est Jan De Bont. Il ne voulait pas des trucs habituels. Les trucs habituels l’ennuient et il ne voulait pas s’ennuyer, alors il a choisi de faire quelque chose de totalement neuf. C’est la preuve qu’il faut écouter les gens avec qui on travaille, et accepter qu’ils puissent avoir de meilleures idées que vous. Diriger un film, c’est comme construire Notre-Dame : on supervise le travail des autres. La réussite dépend du talent de dix ou quinze personnes, acteurs inclus ».

« Un réalisateur doit savoir bien s’entourer, repérer et garder les bonnes idées des membres de son équipe. Je n’ai qu’un conseil à donner : faites seulement du divertissement qui vous divertit vous, travaillez seulement sur des films que vous auriez aimés voir en salles, même si cela n’empêche pas de se tromper. Et comme l’a dit Heidegger, il faut sauter dans l’inconnu. Ce qui fait l’intérêt de ce métier, c’est de ne pas savoir exactement si on va s’en sortir. La peur, c’est un moteur de la création, mais un moteur de moins en moins fréquent. Hollywood est gouvernée par les juristes et les producteurs exécutifs. Seul compte l’appât du gain. On n’y fait plus que des suites ou des remakes, en se disant que, puisque tel film a marché, autant le refaire. Personne ne pourrait faire Lawrence d’Arabie aujourd’hui. Le seul exemple récent de film hollywoodien ayant pris des risques est L’odyssée de Pi, une véritable extravagance, plutôt réussie. Il est devenu très difficile de faire accepter des idées nouvelles. Hollywood ne veut pas avoir l’ombre d’un doute sur un projet. Pour Hollywood, l’ombre d’un doute, c’est l’ombre de la mort. C’est pour cela que je suis revenu en Europe. Aux Etats-Unis, je n’ai fait que des films que d’autres voulaient que je fasse, et je les ai faits de mon mieux. En Europe, j’ai toujours fait les films que je voulais faire, moi ».